2010/09/27

Nous sommes notre première technologie

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article de Kevin Kelly (blog) qui s’intitule “Les cyborgs domestiqués” commandé par le site Quiet Babylon qui a demandé à différents auteurs 50 articles autour de la question du cyborg, ce mot, cette notion, fêtant cette année le cinquantième anniversaire de son apparition. Je fais là une traduction mot à mot du texte de Kelly.



“L’union profonde entre nous, êtres humains, et nos inventions n’est pas une nouveauté, annonce Kevin Kellly. Si le terme “cyborg” désigne un être en partie biologique et en partie technologique, les humains ont toujours été des cyborgs, et le sont encore. Nos ancêtres ont d’abord ébréché des pierres il y a 2,5 millions d’années pour se faire des griffes. Il y a environ 250 000 ans, ils ont mis au point des techniques assez élémentaires pour cuisiner, ou prédigérer, à l’aide du feu. La cuisine n’est rien d’autre qu’un estomac externe additionnel. Une fois affublée de cet organe artificiel, la taille de nos dents diminua, comme celle des muscles de nos mâchoires et nous pûmes diversifier notre nourriture. Notre invention nous a changés.

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Image : cc. Feu et nourriture par Larry Archer.

Nous ne sommes plus les mêmes hommes que ceux qui ont quitté l’Afrique. Nos gênes ont évolué avec nos inventions. Et si l’on ne considère que ces 10 000 dernières années, nos gênes ont évolué 100 fois plus vite que pendant les 6 millions d’années qui ont précédé. Ce n’est sans doute pas une surprise. En domestiquant le chien qui descendait des loups, en sélectionnant le bétail et en cultivant le maïs, nous aussi avons été domestiqués.

Nous nous sommes domestiqués, poursuit Kelly. La taille de nos dents continue de diminuer (à cause de la cuisine, notre estomac externe), nos muscles s’amincissent, nos poils disparaissent. A mesure que nous renouvelons nos outils, nous nous renouvelons aussi. Nous évoluons conjointement à nos technologies et nous sommes devenus par là même très dépendants d’elle. Si toute technologie – chaque couteau, chaque lance – devait être retirée de cette planète, notre espèce ne survivrait pas plus de quelques mois. Nous sommes en totale symbiose avec la technologie, avance l’auteur de What Technology Wants.

Nous nous sommes très vite, et de manière significative, modifié, mais dans le même temps, nous avons modifié le monde. Depuis l’instant où nous sommes partis d’Afrique pour coloniser tout point d’eau habitable de cette planète, nos inventions ont modifié notre environnement. Les instruments et techniques de chasse des Homo Sapiens ont eu des effets d’une portée considérable : cette technologie leur a donné la possibilité de tuer en masse des herbivores (comme les mammouths ou les élans géants) dont l’extinction a modifié pour toujours l’écologie de territoires entiers. Une fois éliminés ces ruminants dominants, l’écosystème fut modifié à tous les échelons, en permettant la croissance de nouveaux prédateurs, de nouvelles espèces de plantes, jusqu’à l’apparition d’un écosystème modifié. Ainsi quelques clans d’hominidés ont-ils changé le destin de milliers d’autres espèces. Quand l’Homo Sapiens sut contrôler le feu, cette technologie particulièrement puissante modifia sur une plus grande échelle encore le terrain naturel. Une aptitude aussi minime que mettre le feu à des étendues d’herbe, le contrôler avec des feux arrière et se servir du feu pour faire cuir des graines a perturbé des régions gigantesques sur tous les continents. Et bien sûr, une fois que nous avons modifié la savane et les prairies, elles nous ont modifiés à leur tour.

Chaque espèce des 6 royaumes, ce qui revient à dire tout organisme vivant sur Terre aujourd’hui, des algues au zèbre, est également évoluée. Malgré les différences dans leur sophistication et dans le développement de leur forme, toutes les espèces vivantes ont évolué pendant le même laps de temps : 4 milliards d’années. Toutes ont été mises au défi de manière quotidienne et se sont débrouillées pour s’adapter sur des centaines de millions de générations le long d’une chaîne ininterrompue.

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Image : cc. Une termitière par Oliver Frank.

Beaucoup de ces organismes ont appris à construire des structures et ces structures ont permis à ces créatures de s’étendre au-delà des limites de leurs tissus. Les termitières de deux mètres de haut fonctionnent comme des organes externes de ces insectes : la température du monticule est régulée et il est réparé après chaque destruction. La boue séchée elle-même donne l’impression d’être en vie. Quant aux coraux – ces structures pierreuses qui ont l’apparence de branches d’arbre -, ils sont comme les appartements d’animaux, les coraux, presque invisibles. La structure corail et les coraux animaux ne font qu’un. Ca grandit, ça respire. L’intérieur cireux d’une ruche ou l’architecture d’un nid d’oiseaux fonctionnent de la même manière. Il est par conséquent plus juste de considérer un nid ou une ruche comme un corps construit que comme un corps qui a poussé. Un abri est une technologie animale, il est une extension de l’animal.

L’extension de l’homme, c’est le technium. Marshall McLuhan, parmi d’autres, a considéré les vêtements comme une extension de la peau humaine, les roues comme une extension des pieds, les appareils photo et les télescopes comme une extension des yeux. Nos créations technologiques sont une bonne extrapolation des corps que nos gênes façonnent. Si on suit McLuhan, on peut voir la technologie comme une extension de notre corps. Pendant l’âge industriel, il était facile de voir le monde de cette façon. Les locomotives à vapeur, la télévision, les leviers et les moteurs fabriqués par les ingénieurs furent un fabuleux exosquelette qui fit de l’homme un superman.

Mais si on y regarde de près, ajoute Kelly, il y a un défaut dans cette analogie : ces extensions, dans le règne animal, sont le résultat d’une évolution génétique. Les animaux héritent leur programmation génétique de ce qu’ils fabriquent. Pas les hommes. Les programmations de nos carapaces naissent de nos esprits qui nous amènent à créer de manière spontanée des choses que nos ancêtres n’avaient jamais fabriquées, ni même imaginées. Si la technologie est une extension de l’être humain, ce n’est pas une extension de nos gènes, mais de nos esprits. La technologie est donc une extension matérielle de nos idées.

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Image : cc. Maelström par Seth Lassman.

Nos avons domestiqué notre humanité de la même manière que nous avons domestiqué nos chevaux. Notre nature humaine elle-même est la moisson évolutive d’une plantation effectuée il y a 50 000 ans et qui continue de pousser encore aujourd’hui. Le champ de notre nature n’a jamais été statique. Nous savons que génétiquement, nos corps changent aujourd’hui plus vite qu’ils ne l’ont jamais fait dans les millions d’années qui ont précédé. Nos esprits sont reformatés par notre culture. Sans exagération et sans employer de métaphores, nous ne sommes plus les mêmes que ceux qui ont commencé à labourer la terre il y a 10 000 ans.

Le paisible attelage d’un cheval et d’une charrue, la cuisine au feu de bois, le compost et une industrie minimale conviennent sans doute parfaitement à une nature humaine – mais à celle d’une époque agraire reculée. La dévotion contemporaine à une manière d’être aussi ancienne révèle une ignorance de la manière dont notre nature – nos volontés, nos désirs, nos peurs, nos instincts primaires, et nos aspirations les plus hautes – est remaniée par nous-mêmes et nos inventions, et elle exclut de fait les besoins de notre nature. Nous avons besoin de nouvelles taches parce qu’au plus profond de nous-mêmes, nous ne sommes plus les mêmes.

Physiquement, nous sommes différents de nos ancêtres. Nous pensons différemment. Nos cerveaux, sur le plan de la formation et des savoirs, fonctionnent différemment. Le fait de savoir lire et écrire a changé la manière dont nos cerveaux fonctionnent. Plus que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, nous sommes faits de l’accumulation de la sagesse, des pratiques, des traditions, de la culture de ceux qui ont vécu avant nous et de ceux qui vivent avec nous. Nous remplissons nos vies de messages qui proviennent de partout, de savoir, de loisirs envahissants, de voyage, de surplus de nourriture, d’une nutrition abondante et de nouvelles possibilités. Dans le même temps, nos gènes se pressent pour rester en contact avec la culture. Et nous augmentons encore l’accélération de ces gènes de plusieurs manières, notamment les interventions médicales comme la thérapie génique. Et même, toute tendance du technium – en particulier son aptitude croissante à évoluer – laisse préfigurer à l’avenir des changements encore plus profonds de la nature humaine. Curieusement, beaucoup des conservateurs qui refusent de voir que nous sommes en train de changer défendent aussi l’idée qu’il aurait été préférable que nous ne nous changions pas.

Pour être tout à fait clairs, nous nous sommes faits nous-mêmes. Nous sommes notre première technologie. Nous sommes à la fois l’inventeur et l’invention. Nous avons utilisé nos esprits pour nous fabriquer nous-mêmes et donc, nous, les humains d’aujourd’hui, nous sommes les premiers cyborgs. Nous nous sommes inventés. Et nous n’avons pas fini.”

Xavier de la Porte

L’émission du 26 septembre 2010 était consacrée aux liaisons numériques, en présence du sociologue Antonio Casilli (blog) à l’occasion de la parution de son livre (voir notre récente interview).

2010/09/20

L’attention, une valeur culturelle et sociale

La lecture de la semaine, il s’agit de notes prises à partir d’une intervention Tiziana Terranova, qui enseigne les media studies à l’Université de East London. Cette intervention avait lieu dans le cadre de la conférence Paying Attention qui a eu lieu en Suède début septembre organisé par l’European Science Foundation pour laquelle un blog a été mis en place pour rendre compte des différentes interventions… Je remercie Laurence Allard, qui vient régulièrement dans Place de la toile, d’avoir attiré mon attention, sur ce texte.


L’attention, note Terranova, est devenue un motif récurrent des débats sur l’économie numérique, c’est même devenu un sujet central. Un argument revient selon elle : grâce à sa capacité à produire – et reproduire – sans travail supplémentaire et à faire circuler sans coût, le numérique est à l’origine d’une abondance d’informations qui est à la base d’une nouvelle économie. Mais cela ne va pas sans nouveaux problèmes. Si l’information est abondante, elle risque de perdre toute valeur.
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Et Terranova de citer un texte de l’économiste Herbert Simon (Wikipédia) datant de 1971 : “Ce que l’information consomme est assez évident : l’information consomme l’attention de ceux qui la reçoivent. Du même coup, une grande quantité d’information créée une pauvreté de l’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention entre des sources très nombreuses au milieu desquelles elle pourrait se dissoudre.”
Selon Terranova, ce raisonnement est devenu un “régime de vérité”. L’attention est désormais une antithèse à la force de travail. Car si la force de travail est pléthorique et donc peu chère – Terranova cite Michael Goldhaber (blog) qui pense que la somme totale de l’attention humaine est intrinsèquement limitée – donc rare. Si l’on suit ce raisonnement, l’économie de l’attention est un système qui fonctionne en recherchant et en achetant ce qui est intrinsèquement limité et irremplaçable : à savoir l’attention d’autres êtres humains.
L’économie de l’attention joue comme une force économique dans la mesure où elle affecte la motivation de l’être humain, conçu alors comme un être qui par essence calcule et évalue sans cesse le coût et la valeur de l’information. Le corollaire de cela est le développement de tout un champ de recherche qui relie les neurosciences et l’économie.
Avant les années 60, l’attention était mesurée à travers des sens comme l’audition et la vision faciles à évaluer. Or aujourd’hui, la recherche scientifique sur le cerveau a développé des techniques de mesure de l’activité cérébrale pour comprendre comment fonctionne cette attention.
Beaucoup de commentateurs se sont emparés de tout cela. Nicholas Carr, le bien connu contempteur d’Internet (qui selon lui nous rendrait stupide) mêle des arguments provenant des neurosciences aux discours sur la valeur de l’attention (voir notre récente lecture sur le dernier livre de Carr, The Shallows). Selon Carr, l’usage des nouveaux médias reformate les parcours neurologiques du cerveau, de la même manière que le mutlitasking (le fait de faire plusieurs choses en même temps) et le fait d’utiliser des moteurs de recherche produisent une modification de l’activité cérébrale. L’exposition aux nouveaux médias implique selon Carr un remodelage de l’activité cérébrale. Elle rend les cerveaux des individus plus rapides, capables d’effectuer plusieurs tâches en même temps, mais elle les rend moins capables d’attention profonde. Pour Carr, les nouveaux médias ont un coût pour le cerveau. Si l’on suit cet argument, chaque fois que notre attention change d’objet, il y a un coût biologique pour notre cerveau. Selon l’argument de Carr, d’une certaine manière, l’industrie consomme le consommateur.
Dans cette vision, l’attention est considérée comme une rareté qui peut être échangée et comme une aptitude biologique. Elle est abordée sous le double angle de l’économie et des neurosciences. Or, selon Tiziania Terranova, il s’agit d’une conception restrictive de l’attention, car elle ne peut pas être séparée de sa source subjective. Elle fait un détour par Marx et Gabriel Tarde pour montrer que s’il est important de s’intéresser à la vie du cerveau, ce doit être pour redonner de la force aux valeurs de culture et de social, ces deux valeurs n’étant pas à la périphérie, mais au coeur, de ce que l’on doit considérer pour comprendre l’économie de l’attention.
L’attention est une ouverture vers l’extérieur. Il s’agit d’une rencontre qui s’effectue dans la relation : l’attention est construite conjointement par le sujet, en corrélation avec le cerveau, le corps et la myriade de connexions dans lesquelles nous sommes pris.
En conclusion, Tiziana Terranova pose que l’attention n’est pas seulement le résultat du fonctionnement d’un cerveau individuel, comme les neurosciences semblent le dire, elle ne peut pas non plus être réduite à un bien échangeable. L’attention, selon elle, est un processus dans lequel la production de valeur est inséparable de la production de subjectivité. Elle est le produit de l’invention et de la diffusion de désirs, de croyances, et d’affects qui nous sont communs.
J’avoue que le raisonnement de Tizinia Terranova est abstrait, d’ailleurs je ne suis pas certain d’en avoir saisi tous les détails. Néanmoins, je trouve intéressant que sa tentative d’interroger ce lieu commun de l’attention, fondement de cette nouvelle économie de l’attention dont on nous bassine partout, et il faut avouer que sa volonté de sortir cette question des deux champs qui l’ont accaparée, à savoir les neurosciences et l’économie, pour en faire une valeur culturelle et sociale, cette volonté, même si on n’en perçoit pas encore tous les aboutissants, est assez stimulante.

Xavier de la Porte

L’émission du 19 septembre 2010 était consacrée à la manière dont le numérique reconfigure notre intimité, dans un long et passionnant entretien avec Stefana Broadbent, ethnographe numérique que nous avions vu à Lift, responsable HCI chez IconMedialab et qui tient l’excellent Usage Watch.

2010/09/13

L’internet divise-t-il ou rassemble-t-il?

La lecture de la semaine, il s’agit de la traduction presque mot à mot d’un article de l’hebdomadaire britannique The Economist, daté du 2 septembre dernier et intitulé “a cyber-house divided” soit “la grande maison virtuelle est divisée”. Il a pour mérite d’apporter quelques réponses à la grande question de savoir si l’internet rassemble ou divise, s’il permet d’effacer les différences sociales et raciales ou, au contraire, s’il les prolonge.



“En 2007, danah boyd, l’ethnographe américaine bien connue, a entendu un adolescent américain décrire MySpace comme “une sorte de ghetto”. A cette époque, Facebook volait des membres à MySpace, mais beaucoup pensaient qu’il ne s’agissait là que d’un effet de mode : une théorie naquit expliquant que les adolescents se lassaient d’un réseau social comme d’une paire de chaussures.
Mais après avoir entendu ce jeune homme, danah boyd a senti qu’il y avait là plus intéressant qu’une simple lubie. En américain, le mot ghetto connote la pauvreté, le côté brut, la noirceur de peau. Elle en tira une conclusion : dans la vie en ligne, les adolescents américains recréaient ce qu’ils connaissaient dans le monde physique à savoir la séparation en classe et en race.
Une génération d’activistes du numérique avait espéré que le web pourrait mettre en relation des groupes que le monde réel séparait. L’internet était censé transcender la couleur de peau, l’identité sociale et les frontières nationales. Mais les recherches ont tendance à montrer que l’internet n’est pas aussi efficace sur ce point. Les gens sont en ligne ce qu’ils sont dans la vie réelle : divisés, et peu enclins à créer des passerelles.
Cet été, danah boyd a entendu parler d’un étudiant brésilien qui, après avoir lu ses travaux, a établi un parallèle. Près de 80% des internautes brésiliens utilisent Orkut, un réseau social possédé par Google. A mesure que l’internet se répand au Brésil et est fréquenté par de nouveaux groupes sociaux, les Brésiliens les plus aisés quittent Orkut pour Facebook. En partie parce qu’ils ont plus d’amis à l’étranger (avec lesquels ils restent en contact via Facebook), en partie par snobisme. Les Brésiliens chics ont créé un nouveau mot orkutificação, qui signifie “être orkutisé”. Un lieu “orkutisé” est un lieu rempli d’étrangers, et ouvert à tous. Les Brésiliens sont aujourd’hui les deuxièmes utilisateurs au monde de Twitter, et certains se demandent si ce terrible mot de “orkutisé” finira un jour par définir Twitter.
L’architecture de Facebook facilite la clôture des groupes. Le site utilise par exemple pour suggérer des amis un algorithme qui prend en compte les amis existants. Mais des réseaux plus simples, plus ouverts, permettent aussi une forme d’auto-ségrégation. Sur Twitter, les membres peuvent choisir de suivre qui ils veulent et peuvent former des groupes en intégrant dans leurs messages des mots et des phrases raccourcies qu’on appelle des hashtags. En mai dernier, Martin Wattenberg et Fernanda Viégas, qui font des recherches sur la diffusion de l’information, ont examiné les dix hashtags les plus populaires sur Twitter et ils ont découvert que certains étaient utilisés par des auteurs presque exclusivement noirs, d’autres par des auteurs presque exclusivement blancs. Le hashtag #cookout (barbecue) était presque entièrement noir ; le hashtag “oilspill (marée noire) était presque entièrement blanc.
Sur le plan des opinions politiques, les trouvailles des deux chercheurs furent moins désespérantes. Les libéraux et les conservateurs communiquent au moins les uns avec les autres en s’envoyant des vannes. Ils le font en trouvant des hashtags qui leur permettent de s’introduire dans les fils des adversaires. Aujourd’hui, un seul mot dans le discours politique américain n’est pas affecté par ce combat de tag, #npr soit National Public Radio, le tag de la radio publique américaine, qui n’est utilisé que par des libéraux.
Tout ceci plaide pour une réponse prudente à ceux qui clament que les relations numériques abolissent les conflits en rassemblant des gens d’ordinaire méfiants les uns envers les autres. Facebook a ouvert un site du nom de Peace on Facebook (Paix sur Facebook), où il est expliqué comment Facebook peut “participer à la réduction des conflits dans le monde” en faisant se connecter des gens d’origines différentes (l’optimisme est manifestement contagieux : au printemps dernier, un fondateur de Twitter a décrit son service comme “une victoire de l’humanité”).
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Image : La une du site Peace on Facebook qui présente un diagramme montrant les connexions entre membres de Facebook provenant de communautés en conflits et ayant tissés des liens entre eux.
Le site Peace on Facebook tient un compte des amitiés en ligne qui se nouent chaque jour entre des gens théoriquement rivaux. Le 25 juillet, dernier jour pour lequel on peut consulter les données, il revendiquait la création de 15 000 connexions entre Israéliens et Palestiniens. Mais il faudrait replacer tout cela dans un contexte plus global. Or Facebook ne rend pas public le nombre total d’amitiés dans chaque pays. L’activiste et blogueur Ethan Zuckerman a utilisé des données indépendantes pour estimer que ces liens représentent au maximum entre 1 et 2 % du nombre total des amitiés existantes sur l’ensemble des comptes israéliens et palestiniens. En utilisant la même méthode pour la Grèce et la Turquie, il arrive au chiffre de 0,1 %. Voilà qui relativise le rôle des groupes d’amitiés gréco-turques et les groupes dédiés à des musiques ou des films appréciés dans les deux pays… Cependant, ajoute Zuckerman, le partage de liens entre les deux rives de la mer Egée serait beaucoup plus élevé parmi les gens de chacun de ces pays qui font des études à l’étranger (et ont donc les plus grandes chances de devenir les dirigeants de demain). Leur simple existence est un signal fort.
Mais Zuckerman s’inquiète du fait que l’internet serve plus à augmenter les liens à l’intérieur des pays que les liens entre les pays. En utilisant des données provenant de Google, il a regardé la liste des 50 sites d’information les plus visités dans 30 pays. Dans quasiment chaque pays, 95% des informations lues proviennent de sources nationales. Zuckerman pense qu’aujourd’hui encore, les biens et les services voyagent plus loin que les idées, et que l’internet nous permet d’être des “cosmopolites imaginaires” (voir notamment les propos qu’il tenait à ce sujet lors du dernier TED Global, en juillet dernier – vidéo – NDE).



Peace on Facebook livre aussi des données pour l’Inde et le Pakistan. C’est encore plus compliqué de les mettre en contexte. Le Pakistan a pendant un temps interdit Facebook et compte trop peu d’utilisateurs pour que des chiffres, même provenant de sources indépendantes, soient utilisables. John Kelly, le fondateur de Morningside Analytics, une entreprise qui analyse les réseaux sociaux, s’est penché sur les liens entre les blogs et les comptes Twitter en Inde et au Pakistan et a découvert deux noeuds qui relient les deux pays. Les expatriés d’Asie du Sud à Londres qui s’identifient eux-mêmes comme des Desis – des gens du sous-continent – entrent en relation les uns avec les autres et avec leur pays d’origine. Et les fans de cricket des deux pays se lient entre eux de manière spontanée.
Kelly pense que les noeuds de l’activité on-line, quand ils traversent les frontières, naissent d’identités préexistantes. La plupart des blogueurs de l’ethnie Baloch, éparpillés dans plusieurs pays (Afghanistan, Turkménistan, Oman…), entrent en relation les uns avec les autres. Les blogs afghans ont des liens avec des ONGs et avec les membres d’institutions américaines, mais sont beaucoup plus nombreux à être en relation avec des sites d’information et de blogs de poésie iraniens. Tout cela n’est en rien une découverte et reflète une réalité ancienne. Mais il y a aussi quelque espoir dans l’examen des données fournies par Morningside. 4 sites rendent compte régulièrement de liens entre les pays : Youtube, Wikipedia, la BBC et, loin derrière, Global Voices Online. Ce dernier site, créé à Harvard en 2005 en grande partie via des fondations américaines, travaille à la création de liens entre des blogueurs de pays différents et à l’identification de ce qu’il appelle des “blogueurs passerelle” : des expatriés et transmetteurs de culture, comme les Desis de Londres, qui aident à expliquer leurs pays les uns aux autres.
Onnik Krikorian, qui est éditeur de Global Voice en Asie centrale, est citoyen britannique, mais porte un nom arménien. Il ne pouvait pas se rendre en Azerbaïdjan et avait du mal à établir des contacts en ligne avec ce pays, avant de se rendre en 2008 à une conférence à Tbilissi et de rencontrer 4 blogueurs Azéris. Ils lui ont donné leurs cartes et il les a retrouvés sur Facebook. A sa surprise, ils ont accepté de devenir son ami. Onnik Krikorian considère désormais Facebook comme la plateforme idéale pour créer des liens. Ces quatre premiers contacts ont permis à d’autres Azéris d’entrer en relation avec lui.
Mais l’internet n’est pas magique, c’est un outil. Quiconque veut s’en servir pour rapprocher les nations doit faire preuve d’initiative et être prêt à voyager physiquement aussi bien que virtuellement. Comme ce fut le cas auparavant avec le télégraphe également salué comme un outil de paix, l’Internet ne fait rien par lui-même.”


L’émission du 12 septembre 2010 était consacrée à Wikileaks – en compagnie d’Eric Scherer, journaliste à l’AFP, d’Olivier Cimeliere, responsable de la Communication chez Ericsson France et Yves Eudes, reporter au Monde – ainsi qu’au Jeu sérieux avec Florent Maurin, chef de rubrique chez BayardKids et chef de projet R&D pour lemonde.fr, et auteur d’une série sur le sujet (première partie).

2010/09/06

Faire face à une civilisation qui vit dans le présent

La lecture de la semaine n’est pas une lecture à proprement parler, mais quelques éléments d’un entretien donné par Nova Spivak à Om Malik, qui interroge régulièrement des acteurs du net.
Nova Spivak est cofondateur de Live Matrix, mais il a créé auparavant d’autres start-ups et investi dans d’autres encore. Il se prononce régulièrement sur les questions technologiques. Là, son intervention concerne la manière dont les nouveaux médias nous obligent à redéfinir le présent.


“Avec le web en temps réel, explique Spivak, avec l’augmentation du nombre d’informations auxquelles nous devons être attentifs par unité de temps – par heure, par minute, par seconde -, c’est la nature même du présent qui se trouve changée. Le présent est plus dense, nous avons accès à beaucoup plus d’informations par unité de temps présent qu’auparavant. Par certains aspects, le présent se raccourcit. Nous devons le penser à une autre échelle. Le présent se comptait en jour – en heure peut-être -, il se compte aujourd’hui en secondes.”
A la question de Om Malik : “Les inventeurs d’aujourd’hui sont-ils trop pris dans le présent pour créer le futur ?”, voici la réponse de Spivak :
“La plupart des entreprises passent plus de temps à regarder vers le passé, ou le présent, que vers le futur. Mais, c’est intéressant, car on peut élargir le point de vue. Avant le 20e siècle, notre civilisation était focalisée sur le passé. L’obsession pour les classiques en est un exemple. L’enseignement reposait sur l’Histoire, sur les penseurs du passé, le présent n’y avait que peu de part, personne ne parlait vraiment de ce qui se passait sur le moment, on se référait par exemple à ce que faisaient les Grecs. Quand nous sommes entrés dans le 20e siècle, nous sommes devenus des futuristes. Nous étions obsédés par l’avenir, l’industrie s’est passionnée pour l’innovation, le progrès. La science-fiction, c’est notable, est devenue un genre important. Je pense qu’au le 21e siècle, c’est le présent qui est important. On est aujourd’hui dans une civilisation qui vit dans le présent. On ne vit pas dans le passé, on ne pense pas à l’avenir, on pense au présent. Car le présent est tellement écrasant que si on n’y pense pas, c’est dur d’y faire face. Tout va plus vite, tout est plus dense. Aux yeux de certains, le passé est presque inopérant. Quelle pertinence de s’en référer au mode de pensée des Grecs ? Quelles réponses pourrions-nous y trouver ? Il y a sûrement de bonnes réponses, mais très éloignées de ce qui fait notre culture. De la même manière, je ne pense pas que beaucoup de gens dans le monde de l’internet pensent à l’avenir. Le passé et le futur sont donc oubliés, c’est le présent qui compte. Le web en temps réel, c’est le présent, littéralement. Tout le monde se demande comment faire face au présent, à la situation dans laquelle nous sommes en ce moment… Et je pense que ça affecte la manière dont on invente.”
Quand Om Malik demande à Spivak si dans tout ce qui nous arrive par ce web en temps réel, ce présent densifié, il n’y a pas une tension entre ce qui relève de l’information et ce qui est de la simple donnée, Nova Spivak lance quelques pistes :
“Oui, je crois qu’il existe une tension entre données, informations, et au-delà encore, la connaissance. Prenez Twitter. Au début, chaque twitte pouvait être considéré comme une information, ou même, pourquoi pas, comme de la connaissance. Maintenant, beaucoup de twittes relèvent de la donnée simple. Les gens qui donnent leurs coordonnées spatiales à chaque fois qu’ils se déplacent par exemple. On ne peut pas dire que ce soit de l’information utile. C’est juste de la donnée brute. De plus en plus d’applications ne vont consister qu’à faire passer des données dans Twitter. Et ça va s’incorporer dans le bruit. Il y a aussi de l’information dans tout ça. Mais extraire ce qui relève de l’information dans tout ce bruit devient de plus en dur. C’est l’occasion pour créer des services qui soient capables de transformer toutes ces données en informations – en fabriquant par exemple une carte montrant les déplacements de quelqu’un plutôt que d’accumuler les mises à jour de coordonnées géographiques – ou alors, qui extrairont, filtreront l’information, ou ce qui importe vraiment dans tout ce bruit. C’est une des promesses offertes par Twitter aujourd’hui, même si rien n’est effectif pour le moment.”


Ce ne sont là que quelques extraits de ce que raconte Nova Spivak à Om Malik. Ce qui me semble intéressant ici, c’est comment les préoccupations d’un entrepreneur du Net rejoignent celles des philosophes et des sociologues. Les propos de Spivak font étrangement échos à ceux exprimés par Paul Virilio depuis longtemps (au sujet de la vitesse), mais aussi au livre du sociologue allemand Hartmut Rosa qui vient de paraître aux éditions de La Découverte, Accélération, une critique sociale du temps.
Accélération, densification du présent, les mêmes expressions traversent les champs. Ce qui me semble notable chez Spivak, c’est que s’il concède implicitement que la technologie est un des facteurs de cette accélération et de cette densification, ce qui est accrédité par Hartmut Rosa, il y voit aussi une chance. Celle d’inventer des outils qui fassent le tri, des outils qui nous permettent de transformer les données brutes en informations, de sélectionner ce qui est vraiment important, des outils qui nous permettent au final de dilater un peu le présent. Ca n’est qu’une piste, et résoudre le problème du nombre incalculable d’informations qui nous arrivent à chaque instant par Twitter ne ralentira pas le monde. Mais l’injonction qu’il lance à faire face à cette question du présent me semble assez fertile, en tout cas moins déprimante que celle consistant à faire le constat de tous les dommages de cette densification nouvelle des instants de notre vie.
Xavier de la Porte

L’émission du 5 septembre 2010 était consacrée à “La fin du web” , avec avec Antoine Bayet, responsable éditorial du magazine Regard sur le numérique et Benoit Raphael, cofondateur du projet Revsquare ; ainsi qu’à La révolution dans la poche avec Véronique Pittolo, écrivain et critique d’art auteur d’un récent livre sur le sujet. Une émission à réécouter en différé ou en podcast sur le site de Place de la Toile.