2011/01/24

Ce que menace Wikileaks, c’est le fonctionnement même du pouvoir ; ce qui disparaît, c’est l’espace public

La lecture de la semaine, il s’agit d’un texte paru dernièrement dans la London Review of Books, texte du philosophe slovène Slavoj Zizek (Wikipédia) et dont le titre est à lui seul une invitation à la lecture : “Des bonnes manières au temps de Wikileaks”. Ce texte est très long, je me suis permis de n’en traduire qu’une partie.



“Jusqu’ici, l’histoire de Wikileaks a été présentée comme une lutte entre Wikileaks et l’empire américain : la publication de documents confidentiels du gouvernement américain est-il un acte de soutien à liberté d’expression, de soutien au droit que les gens ont de savoir, ou un acte terroriste représentant une menace pour la stabilité des relations internationales ? Et si ça n’était pas la bonne question ? Et si la vraie bataille idéologique et politique avait lieu à l’intérieur même de Wikileaks : entre l’acte radical consistant à publier des documents secrets et la manière dont cet acte a été réinscrit dans le champ idéologico-politique par, entre tous, Wikileaks lui-même ?

Wikileaks : l’apologie du modèle conspirationniste ?

Cette réinscription ne concerne pas en premier lieu la compromission entrepreunariale, c’est-à-dire l’accord passé entre Wikileaks et les 5 grands journaux auxquels a été concédée l’exclusivité de la publication. Ce qui est bien plus important, c’est le modèle conspirationniste de Wikileaks : un groupe secret (les bons) attaque les mauvais (le Département d’Etat américain). Si l’on s’en tient à cette manière de voir les choses, les ennemis sont ces diplomates américains qui dissimulent la vérité, qui manipulent les opinions publiques et humilient leurs alliés dans la poursuite éhontée de leurs propres intérêts. Le “pouvoir” est détenu par ces méchants d’en haut, et il n’est pas conçu comme quelque chose qui irradie tout le corps social et détermine la manière dont nous travaillons, dont nous pensons et consommons.

Ce mode conspirationniste est appuyé par ce qui est en apparence son opposé, à savoir l’appropriation libérale de Wikileaks en tant que chapitre supplémentaire à la glorieuse histoire de la lutte pour la “liberté de l’information” et “le droit qu’ont les gens de savoir”. Cette perspective réduit Wikileaks à une forme radicale de journalisme d’investigation. Ici, nous ne sommes pas loin de l’idéologie défendue par des Blockbusters comme Les Hommes du Président ou L’Affaire Pélican, dans les lesquels des gens ordinaires découvrent un scandale qui touche jusqu’au président, le forçant à la démission. La corruption y est montrée comme l’apanage des puissants, et l’idéologie de ces films réside dans leur message final : quel beau pays que le nôtre, quand quelques types comme vous et moi peuvent faire tomber le président, l’homme le plus puissant du monde.

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Image : Dustin Hoffman et Robert Redford incarnant les journalistes du Washington Post Bob Woodward et Carl Bernstein, qui révélèrent le scandale du Watergate, dans les Hommes du président d’Alan J. Pakula.

L’ultime preuve du pouvoir de l’idéologie dominante est de laisser libre cours à ce qui apparaît comme une critique violente. L’anticapitalisme n’est pas en reste de nos jours. Nous sommes submergés par les critiques des horreurs du capitalisme : des livres, des enquêtes de journalistes, des documentaires télé, qui montrent les entreprises qui polluent sans vergogne l’environnement, les banquiers corrompus qui continuent de recevoir d’énormes bonus pendant que leurs banques sont sauvées par l’argent public, les fabriques de vêtements où des enfants travaillent comme esclaves, etc. Cependant, il y a un problème : ce qui n’est jamais questionné dans ces critiques, c’est l’arrière-fond démocratico-libéral qui sous-tend le combat contre ces excès. Le but (implicite ou explicite) est de démocratiser le capitalisme, d’étendre le contrôle démocratique de l’économie grâce à la pression des médias, des enquêtes parlementaires, des lois, des enquêtes de police ou je ne sais quoi encore. Mais le système institutionnel de l’état démocratique bourgeois n’est jamais remis en question. Il reste sacrosaint, même aux formes les plus radicales de l’éthique anticapitaliste (le forum social mondial, etc.).

Le paradoxe de l’espace public

On ne peut pas regarder Wikileaks avec ce prisme-là. Il y a depuis le début dans ces actions quelque chose qui va largement au-delà des conceptions libérales de la liberté d’information. Les excès ne sont pas à chercher dans le contenu. La seule surprise dans les révélations de Wikileaks est qu’elles ne contiennent aucune surprise. N’y avons-nous pas appris exactement ce que nous nous attendions à y apprendre ? Le vrai trouble réside dans le niveau de ces “apparences” : nous ne pouvons plus faire comme si nous ne savions pas ce que tout le monde sait que nous savons. Tel est le paradoxe de l’espace public : même si tout le monde est au courant d’un fait désagréable, le dire en public change tout. L’une des premières mesures prises par le nouveau pouvoir bolchévique en 1918 fut de rendre public le corpus complet de la diplomatie secrète du Tsar, tous les accords secrets, etc. Là encore, la cible était le fonctionnement complet de l’appareil d’Etat.

Ce que menace Wikileaks, c’est le fonctionnement même du pouvoir. Les vraies cibles ici n’étaient pas les détails dégueulasses et les individus qui en sont responsables ; pas ceux qui sont au pouvoir, pour le dire autrement, mais le pouvoir lui-même, sa structure en elle-même. Il ne faut pas oublier que le pouvoir comprend non seulement les institutions et leurs lois, mais aussi les manières légitimes de le défier (presse indépendante, ONGs, etc.). Comme l’a dit l’universitaire indien Saroj Giri, Wikileaks “a défié le pouvoir en défiant les canaux traditionnels de défi du pouvoir et de révélation de la vérité”. Le but des révélations de Wikileaks n’était pas simplement de mettre dans l’embarras ceux qui sont au pouvoir, mais de nous amener à nous mobiliser pour trouver une manière de faire fonctionner le pouvoir qui nous amènerait au-delà des limites de la démocratie représentative.

Néanmoins, c’est une erreur de penser que révéler l’intégralité de ce qu’on nous a tenu secret nous libérera. La prémisse est fausse. La vérité libère, certes, mais pas cette vérité-là. Bien sûr, on ne peut pas se fier à la façade, aux documents officiels, mais on ne peut pas non plus se fier aux ragots qui sont échangés derrière la façade. L’apparence, le visage public, n’est jamais une simple hypocrisie. E.L. Doctorow a dit un jour que les apparences sont tout ce que nous avons et que nous devrions donc les traiter avec soin. On dit souvent que la vie privée disparaît, que les secrets les plus intimes sont désormais ouverts à la vue de tous. Mais, en réalité, c’est l’inverse : ce qui disparaît, c’est l’espace public, avec la dignité qui l’accompagne. Les cas abondent dans notre vie quotidienne où ne pas tout dire est l’attitude adéquate. Dans Baisers volés, Delphine Seyring explique à son jeune amant la différence entre la politesse et le tact : “Imagine que tu entres par inadvertance dans une salle de bains où une femme est nue sous la douche. La politesse exige que tu fermes vite la porte et que tu dises « Pardon, madame ! » alors que le tact consisterait à fermer rapidement la porte et dire : « Pardon monsieur ! »” Ce n’est que dans le second cas, en donnant l’impression ne pas en avoir vu assez pour statuer sur le sexe de la personne qui est sous la douche, que l’on fait vraiment preuve de tact.

Exemple d’un cas suprême de tact en politique : la rencontre secrète entre Alvaro Cunhal, le leader du parti communiste portugais, et Ernesto Melo Antunes, un membre démocrate du groupe de militaires responsable du coup d’Etat contre le régime de Salazar en 1974. La situation était extrêmement tendue : d’un côté, le Parti communiste était prêt à lancer la vraie révolution socialiste, en s’emparant des usines et des terres (des armes avaient déjà été distribuées aux gens) ; d’un autre côté, les conservateurs et les libéraux étaient prêts à empêcher la révolution par tous les moyens, y compris l’intervention de l’armée. Antunes et Cunhal ont passé un accord sans le rendre publique : pas un accord à proprement parler – publiquement, ils étaient en total désaccord -, mais ils quittèrent la rencontre en ayant compris que les communistes n’entameraient pas de révolution socialiste, mais qu’ils laisseraient s’établir un état démocratique normal, et que les militaires anti-socialistes n’interdiraient pas le Parti communiste et l’accepteraient comme un élément clé du processus démocratique. Certains considèrent que cette rencontre discrète a sauvé le Portugal de la guerre civile. Et les participants sont restés discrets, même bien plus tard. Voici comment agissent en politique les gentlemen de gauche.

La désintégration des apparences

Mais il y a des moments – des moments de crise du discours hégémonique – où l’on devrait prendre le risque de provoquer la désintégration des apparences. C’est un tel moment que décrit le jeune Marx en 1843. Dans sa Critique de la Philosophie du Droit de Hegel, il diagnostique le déclin de l’ancien régime germanique dans les années 1830 et 1840 comme une répétition grotesque de la chute de l’Ancien Régime français. L’Ancien Régime français était tragique “aussi longtemps qu’il crut et dut croire en ses propres justifications”. Le régime germanique “ne fait qu’imaginer qu’il croit en lui-même et demande au monde d’imaginer la même chose. S’il croyait dans sa propre essence, chercherait-il refuge dans l’hypocrisie et le despotisme ? L’ancien régime d’aujourd’hui n’est que le comédien dans un ordre du monde où les vrais héros sont morts.” Dans une telle situation, la honte est une arme : “La pression exercée actuellement doit se rendre plus pressante encore en y ajoutant la conscience de la pression, la honte doit être rendue plus honteuse en la rendant publique.”

C’est précisément là où nous en sommes aujourd’hui : nous sommes face au cynisme sans vergogne d’un ordre global dont les agents se contentent d’imaginer qu’ils croient dans les idées de démocratie, de droits de l’homme et du reste. A travers des actes comme les révélations de Wikileaks, la honte – la honte que nous concevons à tolérer un tel pouvoir au-dessus de nous – devient plus honteuse, car elle a été rendue publique. Quand les Etats-Unis interviennent en Irak pour apporter la démocratie et que le résultat est de renforcer le fondamentalisme religieux et de donner plus de poids à l’Iran, ce n’est pas l’erreur tragique d’un agent sincère, mais le cas d’un escroc cynique qui est battu à son propre jeu.”

Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 23 janvier était consacrée au journalisme à l’heure des réseaux sociaux, avec Philippe Couve, créateur de l’Atelier des médias sur RFI (Radio France Internationale), aujourd’hui en charge du département conseil et formation de Rue89, également enseignant et blogueur, Nabil Wakim, journaliste au Monde.fr et Isabelle Regnier, également journaliste au Monde, venu présenter son documentaire sur le site d’information Rue89, “La rue est à eux”.

2011/01/17

Quand la technologie remplace la discussion…

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article de USA Today publié le 30 décembre dernier, sous la plume de Sharon Jayson. Il m’est arrivé par un auditeur de Montréal, que je remercie au passage. Et il s’intitule : “2010, l’année où la technologie a remplacé la discussion”.




L’article commence par constater que les Américains sont connectés à un niveau sans précédent. 93 % d’entre eux utilisent des téléphones portables ou des outils de connexion sans fil… Les avantages sont évidents : on peut rester en contact avec ses amis et sa famille, et utiliser à bon escient les moments d’attente, par exemple, pour discuter avec eux. L’inconvénient : on se déconnecte de fait des gens qui sont dans la même pièce que nous. C’est pourquoi, malgré toutes ces technologies qui nous permettent de communiquer plus facilement, 2010 est l’année où l’on a arrêté de se parler les uns aux autres.
Des textos échangés pendant un dîner au post écrit sur Facebook pendant les heures de travail, en passant par les mails qu’on lit pendant un rendez-vous, la révolution de la connectivité distrait notre attention, en plus de créer une forme d’angoisse sociale.
Et les possibilités de se brancher et de se connecter risquent d’augmenter encore à l’avenir, et de perturber la fabrication traditionnelle du social.
alonetogetherSherry Turkle, qui dirige l’Initiative sur la technologie et l’autonomie au MIT, à Cambridge, Massachusetts (et qui vient de faire paraître un livre sur le sujet intitulé Seuls ensemble), s’inquiète de ce qu’elle voit aujourd’hui : “Nous sommes dans une confusion entre la connexion continue et le fait d’avoir de vraies connexions, explique Sherry Tuckle. On est toujours disponible pour tous. Mais, quand on y regarde de plus près, on ne se donne plus le temps pour avoir des conversations qui comptent vraiment.”
Le sociologue Claude Fischer de l’université de Californie à Berkeley est familier de ces prédictions qui accompagnent les nouvelles technologies, il les avait soulignées dans un livre publié en 1992 America Calling : A Social History of Telephone to 1940 (L’Amérique appelle : une histoire sociale du téléphne jusqu’en 1940) : “Si vous revenez 100 ans en arrière, explique-t-il, les gens écrivaient des choses pas très différentes de celles qu’on écrit aujourd’hui avec ces technologies. Il existait déjà toute une littérature d’alarme, s’inquiétant de tous les bouleversements qui allaient avoir lieu.”
stillconnectedDans son dernier livre Still Connected : Family and Friends in America Since 1970 (Toujours connectés : famille et amis en Amérique depuis 1970), il explique que le temps passé en contact avec les amis et la famille n’a pas beaucoup changé depuis 40 ans, malgré l’explosion du mobile ; il y a eu une légère baisse du contact en face à face, mais une hausse substantielle des autres manières de communiquer, comme le téléphone ou le mail. Le changement majeur, ajoute-t-il, c’est “l’idée que vous êtes disponible à tous les membres de votre environnement social à tous les instants, et qu’ils le sont pour vous. Quant aux conséquences et aux implications, nous les ignorons.”
Certains psychologues s’inquiètent du fait que notre attention se disperse et que, pour maintenir et améliorer l’attention que nous accordons à nos relations électroniques, nous recherchions celle que nous accordions à nos interlocuteurs physiques. De fait, les chiffres montrent un usage accru du texto et des messages multimédias (33% de plus pour le texto, 187 % de plus pour les messages multimédias, et ceci, entre 2009 et 2010). Ces technologies se sont clairement massifiées ces dernières années et sont désormais entrées dans nos vies quotidiennes.
Et l’auteur de citer plusieurs exemples de gens qui ont senti leurs relations familiales se distendre du fait de la trop forte présence des outils mobiles à l’intérieur de leur foyer. C’est une phrase de l’une de ces mères qui conclut le papier : “Je m’inquiète que les enfants ne sachent plus ce que c’est que se raconter une histoire ou regarder quelqu’un dans les yeux, qu’ils oublient qu’être connecté, c’est aussi partager l’espace avec quelqu’un, et pas seulement être relié à lui par la technologie.”
Je trouve assez intéressant l’écart entre le titre et ce que raconte le papier. Le titre du papier, c’est “l’année où l’on a arrêté de parler”. Mais que fait-on quand on s’envoie des textos, quand on tchate ou qu’on tweete ? Si l’on s’en tient à l’aspect matériel, on écrit certes. Mais de quel registre relève cette écriture ? A mon sens, elle relève de la conversation. C’est assez évident pour les textos ou le tchat. Si l’on devait retranscrire un échange de textos ou un tchat, on le ferait sous la forme de dialogue. Pour les tweets, c’est un peu autre chose. Quand on fait un tweet sur le fil général, on ne s’adresse à personne en particulier, mais à un collectif formé par la masse de nos followers, ceux qui sont en ce moment même face à leur écran ou qui le seront prochainement, avant que le tweet ne soit absorbé par la masse. Ce n’est pas de la conversation, mais c’est une adresse, et qui, bien souvent, me fait penser à ces gens qui, dans les pays anglo-saxons, montent un sur cageot dans un jardin public et se mettent à parler aux passants. Dans la plupart des cas, il s’agit donc bien de “parler”, de “s’adresser à des gens”.
Voilà pourquoi il me semble que 2010 n’est pas l’année où l’on a arrêté de parler. Bien au contraire.
Reste la question centrale que soulève l’article : celle de l’attention accordée à la conversation en présence de l’autre, à la discussion en face à face. Là , je dois faire un aveu. Je n’ai pas attendu le portable et l’interruption par les textos ou autre, pour être distrait pendant une conversation en face à face. J’ai passé des heures dans des cafés à plus écouter la conversation des voisins que celle qui avait lieu à ma table. J’ai passé des heures à rêvasser pendant les déjeuners et dîners de famille. C’était sans doute plus discret que d’écrire un texto, mais aussi beaucoup plus vain.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 16 janvier était consacrée aux réseaux de la révolte tunisienne avec Leyla Dakhli, historienne, spécialiste des intellectuels arabes ainsi qu’aux 10 ans de Remue.net pour comprendre les rapports entre le web et la littérature, avec François Bon, écrivain, créateur de remue.net en 1996 avant qu’il ne devienne un collectif littéraire en 2000, Sébastien Rongier, écrivain, actuel président du comité de rédaction, Patrick Chatelier, écrivain, et Philippe De Jonckheere, blogueur, écrivain, créateur du site desordre.net.

2011/01/10

Du bavardage à la réflexion profonde

La lecture de la semaine, pour poursuivre en ce début d’année une tradition bien établie, c’est l’édito de Clive Thompson dans Wired, mais il est encore bon, qu’est-ce que vous voulez de plus ? Ce mois-ci, il s’intitule : “Comment les tweets et les textos nourrissent l’analyse en profondeur”.




On dit souvent, commence Thompson, que l’internet a détruit la patience nécessaire aux gens pour les échanges longs et fouillés (Cf. le fameux “Est-ce que Google nous rend idiot ?”). La forme de discussion contemporaine ne consisterait qu’en textos, tweets et autres mises à jour de statuts. Et la popularité de ces déversoirs d’énoncés adolescents signifierait que nous avons perdu notre appétence à la contemplation lente et raisonnée.

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Image : Ma vie de Tweets, 2007-2009, volume I par James Bridle qui anime notamment BookTwo, une réflexion sur l’avenir du livre. Un livre qui rassemble tous les tweets de l’auteur sur 2 ans : les formes courtes pour promouvoir une réflexion longue ?


Mais tout ceci est-il vrai ? se demande Thompson.
Je n’en suis pas certain, poursuit-il. Je pense que ce qui a lieu est beaucoup plus complexe, et beaucoup plus intéressant. Ce torrent de pensées à court terme est en fait un catalyseur pour une méditation à plus long terme.
Quand il se passe aujourd’hui quelque chose d’important dans le monde, on est assailli par une tempête de mises à jour de statut. Ce ne sont que des instantanés, ils sont souvent imprécis, fruits de la rumeur, et pas forcément vrais. Mais ça n’est pas grave ; ce n’est pas leur vocation que d’être exprimés avec prudence. La société ne fait que remâcher l’événement, ne donnant qu’une rapide impression du sens qu’il pourrait avoir.
Le temps long, c’est l’exact opposé : il s’agit d’une analyse en profondeur, qui peut prendre des semaines, des mois ou des années à produire. Auparavant, seuls les médias traditionnels, comme les magazines, les documentaires ou les livres, donnaient cette vision à long terme. Mais aujourd’hui, la plupart des analyses en profondeur que je lis, dit Thompson, proviennent des chercheurs ou d’entrepreneurs qui tiennent des blogs : les fans de Dexter qui font de longues exégèses de la série et ou des associations à but non lucratif comme le Pew Charitable Trusts qui produit des rapports très fouillés sur la vie des Américains.


Le temps long prospère aussi avec la Longue Traîne. Alors qu’un tweet devient obsolète en quelques minutes, une vision à long terme peut garder de la valeur pendant des années. Dans les années 90, les articles que je publiais dans les magazines, dit Thompson, s’évaporaient quand le numéro disparaissait des kiosques. Mais maintenant que ces articles sont en ligne, les lecteurs m’envoient chaque semaine des mails me disant qu’ils sont tombés sur l’un d’entre eux datant de plusieurs années.
Ce qui est perdant ici, c’est le moyen terme. C’est ce que, historiquement, apportaient les hebdomadaires comme Time ou Newsweek : des reportages ou des articles produits quelques jours après un événement majeur, avec un peu d’analyse saupoudrée sur le dessus. Ils ne sont pas assez rapides pour être conversationnels, et pas assez lents pour à être vraiment profonds. L’internet a essentiellement démontré à quel point ce type de pensée était peu satisfaisant.
Cette tendance a d’ores et déjà changé la manière dont on blogue. Il y a dix ans, mes blogueurs préférés, explique Thompson, écrivaient dans ce moyen terme – un lien avec quelques phrases de commentaire – et ils faisaient quelques mises à jour chaque 24 heures. Depuis que Twitter est arrivé, ils bloguent moins souvent, mais avec des posts beaucoup plus longs, beaucoup plus fouillés. Pourquoi ?
“Je garde les petites choses pour Twitter et ne blogue que quand j’ai quelque chose de vraiment important à dire”, comme l’explique le blogueur Anil Dash. Il s’avère que les lecteurs préfèrent cela : une étude montre que les posts de blogs les plus populaires aujourd’hui sont les plus longs, 1 600 mots en moyenne (entre 8 et 9 000 signes).


Même nos outils de lecture se modifient pour s’accommoder à cette montée du long terme. Et Thompson de citer trois exemples : Readability, une application qui donne aux textes des sites internet la forme d’une colonne propre, sans publicité, au centre de l’écran – une forme parfaite pour une lecture sans distraction -, une application qui a eu tant de succès que Apple l’a implémentée dans la dernière version de Safari. Deuxième exemple donné par Thompson, l’Ipad : il a été critiqué comme un outil dédié à la seule consommation. Mais c’est là selon Thompson tout son intérêt : c’est un outil magnifique pour la lecture de ces formes longues. Dernier exemple, Instapaper, une application qui sert à mettre de côté du matériel en ligne pour une lecture ultérieure, une application qui a séduit un million d’utilisateurs sans aucune publicité.
Conclusion de Thompson : “Nous parlons beaucoup, certes. Mais nous plongeons aussi dans les profondeurs.”


Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 9 janvier était consacrée à une lecture des évènements numériques de l’année 2010 (Wikileaks, Facebook, l’iPad…) en compagnie de Milad Doueihi, historien du religieux dans l’Occident moderne et titulaire d’une chaire de recherche sur les cultures numériques à l’université Laval au Québec qui a publié La Grande Conversion numérique il y a deux ans et qui s’apprête à publier Pour un humanisme numérique aux éditions du Seuil.

2011/01/03

La parenthèse Gutenberg

La lecture de la semaine n’est pas toute jeune, il s’agit de la retranscription d’un entretien donné en avril dernier au Nieman Journalism Lab (voir également sur le Forum du MIT) par un professeur danois du nom de Thomas Pettitt.



Le Nieman Journalism Lab est un projet de l’université de Harvard, aux Etats-Unis, qui vise à interroger la possibilité de faire un journalisme de qualité à l’ère numérique. Ce professeur Thomas Pettitt applique aux questions journalistiques une théorie qu’on appelle la “parenthèse Gutenberg” et qui postule que nous aurions vécu avec l’imprimerie une parenthèse, et que la révolution à laquelle on assiste en ce moment est une révolution au sens littéral du terme, dans la mesure où elle nous ramène à un état antérieur, celui d’avant l’imprimerie, d’avant le prima du livre comme support de la vérité. Voici comment l’explique Thomas Pettitt :
“Il y a des changements qui se produisent et qui sont liés les uns aux autres. La grande révolution de l’imprimerie a changé beaucoup de choses, et était liée à de grands changements qui se déroulaient ailleurs — par exemple la manière dont nous regardions le monde et dont nous catégorisions les choses du monde. Et si la même chose se déroule aujourd’hui, et que nous vivons la même révolution qu’à l’époque de Gutenberg, mais en sens inverse, alors on peut prédire ce qui va se passer. On avance vers le passé.



Thomas Pettitt on the Gutenberg Parenthesis from Nieman Journalism Lab on Vimeo.

Si je m’intéresse à des éléments comme la vérité, ou la fiabilité de ce qu’on entend dans les médias, j’ai tendance à penser que nous sommes dans une mauvaise passe. Auparavant, il y avait une hiérarchie. Pendant cette parenthèse (la parenthèse Gutenberg), les gens s’en référaient à des catégories — notamment dans ce qu’ils lisaient. L’idée était que dans les livres, on trouvait la vérité. Un livre, c’est solide, on peut s’y fier, c’est quelqu’un d’intelligent qui l’a écrit. Les mots, les mots imprimés — dans de belles et droites colonnes, avec de beaux volumes – on peut leur faire confiance. C’est l’idée qui a prévalu pendant toute cette période.
Les livres brochés étaient déjà moins fiables, quant aux journaux, ils l’étaient encore moins. Et les rumeurs qu’on entendait dans la rue ne l’étaient pas du tout. On savait où on était – ou plutôt, on pensait savoir où on était. Car à la vérité, on ne pouvait sans doute pas accorder plus de crédit à ces livres qu’aux rumeurs qu’on entendait dans la rue.
Je dis souvent à mes étudiants qu’ils devraient commencer leur cursus de littérature par déchirer un livre. Prenez un livre, un livre d’occasion, qui a l’air impressionnant, et mettez-le en pièce. Vous verrez alors qu’il n’est fait que de colle et de reliure. Qu’il n’est pas invulnérable. Il a été fabriqué par quelqu’un. Ce n’est pas forcément la vérité parce que ça a l’air bien.
Et c’est ce qui se passe aujourd’hui. Les catégories disparaissent. Les messages informels commencent à prendre la forme de livre. Et les livres sont fabriqués de plus en plus vite. Certains livres ressemblent à des photocopies collées les unes aux autres. Tout le monde peut faire un livre. On ne peut plus statuer sur ce qu’il y a dedans, on peut plus faire la distinction entre ce qui est dans un livre — qui relèverait de la vérité – et ce qui est contenu dans le discours oral — et qui serait moins fiable. Aujourd’hui, on ne sait plus où on est.
Et la presse, le journalisme et les journaux devront trouver leur chemin. Il leur faudra trouver des manières de se distinguer — on vit aujourd’hui dans un monde où les formes de communication s’entremêlent. Les gens ne postuleront plus qu’une chose est vraie parce qu’elle est écrite dans le journal. On sait bien que les journaux aussi ont fait circuler des légendes urbaines. Et la presse devra en quelque sorte se faire une place dans ce chaos communicationnel où il est difficile de décider du niveau, du statut, de la valeur d’un message à cause de sa simple forme. L’imprimé n’est plus la garantie de la vérité. Et le discours oral n’est plus synonyme d’erreur. Les journaux et la presse devront donc trouver d’autres signaux — un autre chemin au milieu de tout ça.
Et elle devrait aller voir du côté de la rumeur, et des formes primitives de presse qui existaient avant l’invention de l’imprimerie. Comment les gens de l’époque – quand les livres n’existaient pas — faisaient-ils pour savoir où était la vérité ? Comment faisaient-ils pour savoir ce qu’ils devaient croire, ou ne pas croire ? Ce sera, c’est un Nouveau Monde dans lequel il faut trouver sa voie. Mais ce Nouveau Monde est en quelque sorte un Ancien Monde. C’est le monde d’avant l’imprimerie, et d’avant les journaux.”
Voilà pour cette transcription parcellaire d’une discussion avec ce professeur danois. L’idée de cette “parenthèse Gutenberg” est intéressante et appliquée à la presse, elle est assez stimulante. Rapprocher le trouble dans lequel nous vivons, et notamment la difficulté qu’il y a à se repérer dans ce chaos communicationnel contemporain, de l’époque où il n’y avait pas encore de livre — et d’accord pour considérer qu’ils contiennent la vérité —, cette idée semble avoir quelque pertinence. Et il est clair qu’on aimerait savoir comment faisaient les gens pour évaluer la véracité des informations… Peut-être pourrait-on trouver là des solutions à notre angoisse très contemporaine ? Mais une autre chose m’amuse. Parce que dans les faits, on a déjà trouvé quelques solutions. Et si tout est aussi réversible que le dit Thomas Pettitt, je me demande si l’on ne peut pas déduire la pratique de nos ancêtres à partir de la manière dont nous procédons aujourd’hui. Par exemple, comment est-ce que je fais pour évaluer l’information sur mon fil Twitter (qui par des biens aspects ressemble à une place de village) ? Eh bien en sachant qui parle. C’est la confiance dans l’émetteur ou le relayeur de l’information qui fait que j’ai tendance à croire, ou pas, le propos. Untel, que je suis parce qu’il est drôle, ne m’inspire pas grande confiance quand il donne ou relaye une information. Unetelle, en revanche, est une source fiable. Que je lise un tweet d’untelle, qu’elle me parle, qu’elle me passe un coup de fil ou que je lis un post de son blog, je lui accorderai plus de crédit qu’à un livre écrit par untel. Peut-être a-t-on simplement redécouvert une solution archaïque, ce n’est pas le support qui inspire confiance, mais le locuteur, celui qui “parle”.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 26 décembre était consacrée à Alan Turing, l’inventeur de l’informatique en compagnie de Jean Lassègue, chargé de recherches au CNRS et auteur d’un livre sur Turing, Giuseppe Longo, logicien, épistémologue, directeur de recherche au CNRS, en poste à l’ENS de la rue d’Ulm (département informatique) et Clarisse Herrenschmidt, chercheur au CNRS, membre de l’Institut d’anthropologie sociale du Collège de France et auteur notamment de l’excellent : Les Trois écritures : Langue, nombre, code.
L’émission du 2 janvier 2011 était quant à elle organisée par les auditeurs, en présence de Gaspard Lundwall, étudiant en droit et en économie, auteur de “Le réel, l’imaginaire et l’internet”, dans le numéro de décembre de la revue Esprit, de Karima Rafes, qui dirige BoarderCloud, de Pierre-François Laget, responsable du département de l’information médicale de l’hôpital de Lisieux et de Nicolas Roussel, directeur de recherche à l’INRIA, à Lille, venu parler d’Interfaces hommes machines et du livre Living with complexity de Don Norman.