2011/02/28

Révolutions et nouveaux médias

La lecture de la semaine, il s’agit d’un texte paru sur le site de l’agence de presse russe Novosti, mais sous la plume d’un éditorialiste français du nom de Marc Saint-Upéry, qui vit en Equateur depuis 1998, et qui assure depuis là-bas une vigie intellectuelle sur nombre de questions qui ne touchent pas particulièrement à Internet. Mais ce texte concerne directement nos problématiques et donne un point de vue intéressant sur les révolutions dans le monde arabe et les nouveaux médias.



“Bonne nouvelle pour tous ceux qui pensent que les révoltes tunisienne et égyptienne sont les premières “révolutions Facebook ou Twitter” : la Tunisie est le premier pays africain à s’être connecté à Internet en 1996, et les blogueurs tunisiens furent les pionniers de la cyberdissidence dans le monde arabe. Donc, tout devait forcément commencer là-bas, non ?

Mais pour refroidir ces excès de “technophilie”, sachez aussi que la première Ligue de défense des Droits de l’Homme en Afrique et dans le monde arabe fut fondée en Tunisie en 1980. Deux faits qui ne peuvent pas être lus indépendamment l’un de l’autre.
Notons que le taux de pénétration d’Internet (la proportion des usagers par rapport à l’ensemble de la population) est plus élevé en Arabie saoudite, à Oman et au Koweït qu’en Tunisie (34 %) ou en Égypte (21,2 %). Il l’est encore plus dans les Émirats arabes unis.

moubarakprotest

Le débat fait rage. Au premier rang des sceptiques, Malcolm Gladwell, auteur de best-sellers de vulgarisation scientifique, signale avec dédain que bien des gouvernements ont été renversés avant même qu’Internet soit inventé : “Les opprimés trouveront toujours un moyen de communiquer entre eux.”
On a aussi des visions franchement pessimistes, comme celles du chercheur américain d’origine biélorusse Evgeny Morozov, qui étudie “le versant obscur de la liberté d’Internet”. Les régimes autoritaires peuvent apprendre à utiliser les nouveaux médias à leur avantage, et la possibilité de suivre la trace électronique des activistes est un outil très apprécié par les polices secrètes du monde entier.”

Qu’en est-il vraiment ? se demande Marc Saint-Upéry. “Voyons les deux principaux réseaux de militants à l’origine des premières manifestations du 25 janvier au Caire. Le Mouvement du 6 avril (Wikipédia) doit son nom à la date d’une grève générale convoquée par les ouvriers du textile de Mahalla en 2008. La grève fut un échec ; la mobilisation était trop faible et dispersée, les mesures de répression préventives trop fortes. Mais le réseau informatique de solidarité avec les travailleurs, lui, attira des dizaines de milliers de sympathisants. De manière similaire, la page “Nous sommes tous Khaled Saïd” fut créée en hommage à un jeune entrepreneur torturé et assassiné par la police en juin 2010. Ces deux réseaux se recoupaient en partie et certains de leurs fondateurs se connaissaient mutuellement.

Les nouveaux médias électroniques n’abolissent pas miraculeusement les lois de l’univers politique. Ils créent de nouvelles synergies, mais ils n’inventent pas, ni ne recombinent à volonté, le répertoire de la protestation sociale. Les jeunes cybermilitants égyptiens en étaient bien conscients. Galvanisés par les évènements tunisiens, ils savaient qu’ils ne pouvaient pas uniquement s’appuyer sur leur réseau virtuel pour conquérir la démocratie à coups de “tweets”.

Ils savaient aussi qu’il y avait “quelque chose dans l’air”, comme l’écrivait dès le mois d’octobre le blogueur Hossam Hamalawy, bon interprète de la rue égyptienne : “Personne ne sait quand l’explosion aura lieu, mais tous les gens que je croise ces jours-ci pensent qu’elle est inévitable.”

Une fois choisie la date appropriée, nos apprentis révolutionnaires formèrent des petits groupes pour faire de l’agitation dans quelques quartiers populaires stratégiques du Caire, le genre d’endroit où presque personne n’a entendu parler de Facebook ou de Twitter. C’est ainsi qu’ils réussirent à rassembler les premiers milliers de manifestants dont la détermination désespérée déclencha la révolte. Leurs principaux outils ? Des tracts, de solides paires de chaussures et de bonnes cordes vocales.

Le débat sur les nouveaux médias a une autre dimension. Les téléphones portables à caméra numérique intégrée et les chaînes satellitaires jouent sans doute un rôle bien plus important que le taux de connexion à Internet. Les premières images des victimes du régime dans les hôpitaux de la petite ville tunisienne de Kasserine furent prises par des amateurs. Elles circulèrent très rapidement à l’extérieur et à l’intérieur du pays, déjouant la censure féroce de Ben Ali.

En Égypte, explique la chercheuse Sarah Ben-Nefissa, le facteur clé fut la “démonopolisation du champ médiatique” à partir des années 1990. Plus encore que Al-Jazira, il faut mentionner les chaînes satellitaires basées au Caire telles que Dream TV. Depuis 2004, on assistait à un nombre croissant de protestations sociales. Ouvriers, médecins, juges, habitants des bidonvilles, et jusqu’aux collecteurs des impôts locaux, organisaient des sit-in devant leur lieu de travail ou devant une administration et appelaient à la rescousse des journaux privés comme Al Masri al Youm, Al Shourouk ou Al Doustour. La présence des reporters et des photographes était souvent suivie par une invitation à un talk-show vu par des millions de téléspectateurs.

C’est de la même façon que les violences policières commencèrent à être médiatisées. Les nouvelles technologies de la communication n’engendrent pas des mouvements sociaux comme par magie, mais elles élèvent considérablement le coût de la répression en augmentant sa visibilité. Quant aux activistes de la Toile, on paraphrasera Marx en disant qu’ils “font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé.”

Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 28 février était consacrée à Penser la société de l’écran avec Divina Frau-Meigs (blog), professeur à l’université Sorbonne nouvelle, sociologue des médias qui vient de publier un livre sur ce sujet et à Julian Assange en compagnie de Flore Vasseur, auteur, consultante, chroniqueuse et auteur de la préface à l’édition française d’Underground de Julian Asssange et Suelette Dreyfus.

2011/02/21

La manière dont on s’exprime permet-elle de prédire le succès d’une relation ?

La lecture de la semaine, il s’agit du compte-rendu que le site eScienceNews fait d’une étude portant sur le langage amoureux, une étude qui montre que la manière dont les couples se parlent permet de prédire le succès de la relation.



Nous savons tous, commence le compte-rendu, que les gens ont tendance à attirer, à rencontrer et à épouser des gens qui leur ressemblent en termes de personnalité, de valeurs, et d’apparence physique. Néanmoins, ces paramètres ne reflètent qu’en surface le fonctionnement des relations humaines. La manière dont les gens parlent est tout aussi importante. Une étude récemment publiée dans Psychological Science montre que les gens ayant un style de langage similaire sont plus compatibles. L’étude s’est concentrée sur des mots qu’on appelle “les mots fonctions”. Ce ne sont pas des noms communs, ni des verbes ; ce sont des mots qui servent à relier d’autres mots. Il n’est pas facile de les définir précisément, mais on les utilise tout le temps, ce sont des mots comme “le”, “un”, “quelque chose”, “ce”, “et”…. D’après le coauteur de cette étude, James Pennebaker de l’Université d’Austin, au Texas, la manière dont nous les utilisons constitue notre style d’écriture ou de parole.

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Image : une composition Flickr autour du langage amoureux, justement, mais en image.

“Les mots fonctions sont essentiellement sociaux et nécessitent pour être employés des compétences sociales, explique-t-il. Par exemple, si je parle d’un article qui vient de paraître, et qu’en quelques minutes, je fais plusieurs références à « l’article », vous et moi savons de quel article je parle”. Mais quelqu’un qui entre dans la conversation ne le saurait pas.

Pennebaker et ses collègues ont observé que les styles de paroles et d’écriture que les couples adoptaient pendant leur conversation permettaient de prédire les suites éventuelles d’un rendez-vous amoureux et la réussite de relations à plus long terme. Ils ont mené deux expériences durant lesquelles ils ont comparé, grâce à un programme informatique, les styles de langages des partenaires.
Dans la première étude, des couples d’étudiants avaient quatre minutes pour discuter, puis les partenaires changeaient, le tout étant enregistré. Presque tous les couples abordaient les mêmes sujets : quelle est ta matière principale ? D’où viens-tu ? Est-ce que tu aimes les études ? De loin, toutes les conversations se ressemblaient, mais l’analyse de texte a révélé des différences notables dans la synchronie des langues. Les couples dont les styles correspondaient le mieux se sont avérés quatre fois plus désireux que les autres de se revoir.
Une seconde étude s’est intéressée, sur une durée de 10 jours, aux tchats quotidiens de couples déjà formés. Près de 80 pour cent des couples dont les styles d’écriture correspondaient continuaient à sortir ensemble 3 mois plus tard, contre 54 % pour les coupes dont les correspondances étaient moindres.
Conclusion du compte-rendu : ce que se disent les gens est important, mais la manière dont ils le disent est encore plus significative. Les gens ne synchronisent pas leur discours de manière consciente explique Pennebaker : “Ce qui est merveilleux dans tout ça, conclut-il, c’est que ce n’est pas le fruit d’une décision ; ça sort juste de notre bouche.

Quelques remarques sur cette étude.

D’abord, on peut discuter les fondements de l’étude. Est-ce que la synchronie de la langue permet, en elle seule, de déterminer l’avenir d’une relation amoureuse ? Est-ce que faire durer le temps d’observation sur 3 mois est suffisant pour l’établir ? Il y aurait sans doute beaucoup à dire de tout cela. Mais bon, admettons.
Ensuite, l’intervention de l’informatique là-dedans. Elle est à deux niveaux. D’abord un programme qui permet d’évaluer cette synchronie des langues en vertu de critères comme – c’est celui qui a été choisi par les chercheurs – les mots fonctions. Rien de très compliqué là-dedans. Et même, j’aimerais pouvoir appliquer ce programme, par exemple aux romans d’amour épistolaires. Ca pourrait assez drôle de voir si l’écrivain, même de siècles antérieurs, a intuitivement reproduit cette synchronie. Est-ce que Valmont est plus compatible avec la Marquise de Merteuil ou la Présidente de Tourvel ? On pourrait demander aux chercheurs de l’Université d’Austin de nous renseigner… – D’ailleurs, je découvre qu’ils ont mis en place une application en ligne pour se faire ! Si certains d’entre vous veulent la tester !

Plus intéressant, le recours au tchat comme matière, comme réservoir de conversations amoureuses, donc du numérique comme immense et presque infini réservoir de donnée. Et là, on peut rêver aux développements possibles de cette étude. Prenons Facebook et la masse gigantesque d’échanges amoureux, ou de séduction, qui passent par le site, sur le tchat. Imaginons un petit logiciel qui permette de faire presque instantanément le comparatif des langues. Et là, on peut transformer Facebook en une plateforme de prédictibilité amoureuse. Plusieurs usages possibles de prédiction. Les ouvrir aux usagers pour qu’ils aient eux-mêmes une idée de ce vers quoi ils vont, c’est une possibilité. Faire un système de classement des interlocuteurs en fonction de la compatibilité potentiel. Imaginer des alertes de compatibilités ou je ne sais quoi. Un peu effrayant, mais pourquoi pas. Mais il y a en a d’autres possibilités, plus insidieuses et plus rémunératrices. Repérer les couples qui ont de plus grandes chances de fonctionner et cibler la publicité. Compagnies aériennes pour ceux qui habitent loin l’un de l’autre. Agences immobilières pour ceux qui sont qui sont en âge de s’installer ensemble, etc. Vous pouvez autour de ces échanges amoureux construire tout un système marchand, j’imagine qu’il y aura bien quelqu’un pour le faire.

Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 20 février était consacrée aux bugs. Suite à l’article du numéro de février de Science et Vie “L’informatique malade des lignes de code” qui s’intéressait à comment un logiciel peut mal fonctionner ou arrêter de fonctionner, Xavier de la Porte a invité Gérard Berry (Wikipédia), ancien titulaire de la chaire d’informatique au Collège de France, membre de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies, chercheur à l’INRIA et président de la Commission d’évaluation de la recherche de cet institut, Alexandre Fernandez-Toro, ancien programmeur, consultant en sécurité de l’information chez HSC, et auteur du livre Management de la sécurité de l’information et Roberto Di Cosmo, enseignant-chercheur au Laboratoire Preuves, Programmes et Systèmes (PPS) de l’Université Paris VII-Diderot.

2011/02/07

Comment l’émotion stimule notre créativité ?

Bon, je sais que j’en ai déjà parlé récemment. Mais la lecture de la semaine est un texte de Clive Thompson, qui n’est pas paru dans Wired, mais sur son blog Collision Detection qui est toujours à suivre.



Le texte de Thompson s’intitule : Comment la vidéo du bébé qui rit nous rend plus intelligent. La vidéo à laquelle se réfère Thompson est une des plus célèbres de YouTube, elle a été vue plus de 4 millions de fois. On y voit un bébé d’à peu près 9 mois assis dans sa chaise haute, un bavoir autour du cou, rire à gorge déployée aux sons émis par son père.


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L’argument du post de Thompson est d’expliquer que ce type de vidéos non seulement nous distrait, mais nous rend plus intelligent. Il s’appuie pour cela sur les travaux (.pdf) d’un groupe de chercheurs de l’Université de Western Ontario qui s’est intéressé à la manière dont les émotions affectent nos aptitudes intellectuelles. Les chercheurs en sciences cognitives savent depuis longtemps que le fait d’être de bonne humeur nous permet d’améliorer notre capacité de réflexion ; cela favorise en particulier ce qu’on appelle notre “flexibilité cognitive”, notre aptitude à détecter des relations inhabituelles entre les choses, et à trouver des manières nouvelles et différentes de résoudre les problèmes.
Mais ce groupe de chercheurs s’est demandé si la bonne humeur pouvait aussi améliorer un type particulier d’apprentissage, à savoir notre apprentissage des catégories, c’est-à-dire notre aptitude à observer un lot d’items, à y distinguer des modèles et à faire de ces groupes des catégories. Et quelle est la meilleure manière de mettre les gens de bonne humeur ?

Eh bien, ce sont bien sûr les vidéos rigolotes de YouTube.
Et Thomspson de décrire la méthode employée par les chercheurs de l’université de Western Ontario. Ils ont pris une petite centaine de sujets qu’ils ont scindée en trois groupes. A certains on a fait regarder et entendre des morceaux de musique et des vidéos les rendant tristes (le thème principal de La liste de Schindler ou un reportage sur le tremblement de terre en Chine), à d’autres on a montré et fait entendre un matériel neutre, et au troisième groupe un matériel censé le faire sourire (dont du Mozart et la vidéo du bébé qui rit).
Ces groupes ont ensuite subi un test d’apprentissage des catégories. Eh bien le troisième, le groupe des gens de bonne humeur s’est avéré beaucoup plus performant que les deux autres, en moyenne entre 15% et 20% plus performants que les deux autres groupes.

Thompson en tire une conclusion : on ne devrait pas culpabiliser quand on passe trop de temps à surfer d’une vidéo rigolote à une autre vidéo rigolote. Peut-être sommes-nous seulement en train de chercher un moyen de stimuler notre créativité cérébrale. Et selon le responsable de ce projet de recherche, cela pourrait expliquer pourquoi les gens aiment regarder des vidéos rigolotes pendant qu’ils sont en train de travailler, ils tentent inconsciemment de se mettre dans de bonnes dispositions pour le travail, ce qui est une bonne nouvelle.

Thompson précise que dans le cadre de l’étude menée par l’Université de Western Ontario, ce rapport établi entre le travail et le fait de surfer sur YouTube n’est qu’une spéculation. Néanmoins, il ajoute qu’il y a là une piste à suivre. Car s’il est évident que l’on peut perdre du temps à surfer pendant qu’on est censé travailler, l’inverse est tout aussi vrai. Les lieux de travail contemporains ont été remodelés selon un taylorisme sans merci qui laisse très peu d’occasions aux employés de faire reposer leur cerveau de manière productive (le fait de faire un tour par exemple est souvent un bon moyen de trouver la solution d’un problème, quelle entreprise l’autorise ? se demande Thompson). Il n’est donc pas surprenant que les gens se tournent vers la substance de stabilisation émotionnelle qu’ils ont sous la main : l’Internet. Et Thompson de citer le travail d’un enseignant en management de l’Université de Melbourne qui a étudié les habitudes de travail de 300 employés et a montré que ceux qui erraient en ligne dans une proportion raisonnable – établie à un cinquième de leur journée de travail – avaient une productivité supérieure de 9% à ceux qui ne le faisaient pas.

La conclusion de Thompson : peut-être qu’être aspiré dans un trou noir Wikipédia repose nos cerveaux et nous permet, après en être sorti, de nous remettre à notre labeur avec une vigueur renouvelée.
Voilà pour ce post de Thompson toujours aussi optimiste quant aux effets des technologies sur nos vies. Passons sur le pragmatisme de l’argumentation, le but est malgré tout d’être plus productif, ce qui n’est pas forcément une fin en soi. Mais cet art de nous déculpabiliser de nos pratiques numériques les plus apparemment vaines est toujours une bonne raison de lire Thompson.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 6 février 2011 recevait le journaliste David Dufresne (Wikipédia), auteur notamment du webdocumentaire Prison Valley.