2010/11/29

Demain, les réseaux sociaux d’objets

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article du New York Observer qui date de début novembre, article que l’on doit à Ben Popper et qui s’intitule “Créer le Facebook des objets”.



L’article commence très à l’américaine, le journaliste raconte être assis en face d’une jeune entrepreneure du nom de Joe Einhorn, dans son bureau. Ils discutent. Soudain, Einhron regarde l’anneau que le journaliste porte au doigt et lui demande : “Qu’est-ce que c’est que ça ?”. Le journaliste explique porter à son majeur la réplique d’une vieille chevalière gravée des initiales de son grand-père. Le grand-père qui avait perdu l’original avait donc fait faire une réplique, avant de retrouver la bague quelques années plus tard. La réplique fut offerte à Ben Popper pour l’anniversaire de ses 25 ans. A ce récit, et tout en faisant tourner l’anneau dans la paume de sa main, Joe Einhorn répond : “Vous voyez, ça dit beaucoup d’une personne”.
“Pour Einhorn, reprend Popper, chaque objet a une provenance, une histoire, qui exercent un attrait puissant sur les gens qui l’entourent. Mettre tout çà dans une base de données numérique, pense-t-il, donnerait un nouveau visage au Web.”

“Google, poursuit le journaliste, a créé le plus gros moteur de recherche du monde en trouvant la meilleure manière de classer les relations entre les milliards de pages qui constituent le Web. Facebook est devenu le plus gros réseau social au monde en construisant le système permettant de comprendre le mieux les identités et les relations des gens qui utilisent le Web. Une base de données qui permettrait aux usagers d’identifier et de chercher tous les objets du monde serait aussi élémentaire, et aussi profitable. Au lieu de seulement cataloguer leurs amis sur Facebook, les usagers pourraient commencer à construire aussi l’inventaire de leurs biens. En lien avec cela, serait inévitablement inclus le fait de pouvoir partager, échanger, vendre ou acheter.”

“Je vois les objets comme au dernier territoire vierge de l’espace numérique”, explique Joe Einhorn.
Et son projet, c’est de conquérir ce territoire. Ce projet a un nom -Thing daemon -, le démon des objets, raccourci en Thingd. Un démon est un programme informatique qui fonctionne en arrière-plan, que l’on nomme ainsi en référence au concept grec. Pour les Anciens, un démon était ce qu’on ne voyait pas, mais qui était toujours présent et toujours au travail. Le démon est une partie du plan de Einhorn pour construire la base de données mondiale des objets. Les programmes qu’il est en train de développer avec son équipe parcourent le web en continu, examinant les images, identifiant les objets en se fondant sur les textes qui l’entourent, sur les tags, mais aussi sur la forme, la taille et la couleur des images elles-mêmes. “Nous avons des centaines de millions d’objets dans notre base de données, explique Joe Einhorn, et nous en ajoutons plus de deux millions par semaine.”

thingdaemon
Image : Homepage de l’un des services de Thing Daemon.

Mais, remarque le journaliste, une base de données n’est pas très intéressante, ni même efficace, s’il n’y a pas quelque chose au-dessus d’elle, et si les gens ne se mettent pas à l’utiliser. L’interaction humaine autour de ces objets est ce qui pourra élever Thing deamon au dessus de Google et d’Amazon et aidera le logiciel à identifier de manière plus sûre les éléments et les marques.
Le but, explique Einhorn, est de suivre le modèle de Facebook. “Nous devions d’abord avoir une base de données solide. Maintenant, nous sommes prêts à commencer la construction de la plateforme.” Et Einhold a déjà développé deux plates-formes. The Fancy, un site qui s’intéresse à la mode, permet aux usagers de taguer les objets, et manifestement, le site a du succès. Un autre Plastastic, va tenter de provoquer le même enthousiasme chez les collectionneurs de jouet. Un site sur les comics va bientôt être mis en ligne. Et Einhorn pense rapidement permettre aux gens de créer des applications ou des sites autour des objets qui sont contenus dans la base de données.
Pour penser ce travail de mise en relation sociale des objets, Einhron a reçu le soutien de Jack Dorsey et Chris Hughes qui ont participé respectivement à la fondation de Twitter et de Facebook. C’est dire que ce n’est pas un petit projet.

Il faut attendre la fin du papier pour comprendre à quel type de relations sociales pense Einhorn quand il pense à des liens qui passerait par les objets : “Qui peut dire comment on devrait être relié les uns aux autres ? demande-t-il au journaliste de The Observer. Ce n’est pas aussi simple que le fait de bien aimer quelqu’un et d’en faire son ami. Le commerce est le coeur de beaucoup de ces relations et ça complique tout.”
L’anecdote finale est tout aussi ambiguë : Einhorn raconte au journaliste un article qu’il a lu récemment.
L’article raconte l’histoire d’un tableau qui est tombée derrière un canapé. Bien des années après, la famille bouge les meubles, et regarde le tableau avec un nouvel oeil. D’éminents historiens de l’art y voient un Michel-Ange, qui vaut probablement des millions. Pour Einhorn, il est évident que le vieux canapé est un acteur de l’histoire aussi intéressant que l’inestimable tableau.”

Quelques mots sur ce papier. A première vue, je trouve l’idée d’un Facebook des objets assez belle et même, une sorte d’équivalent numérique du “Parlement des choses”. Chez Bruno Latour, le “Parlement des choses” était, ou serait, le moyen de donner une représentation politique aux choses. Je trouve assez belle l’idée d’utiliser le modèle de Facebook pour donner une sorte de sociabilité aux objets, de pouvoir cartographier le réseau d’un objet, c’est-à-dire aussi une sorte d’histoire et de géographie de ces objets. Avec ce paradoxe, mais qui n’est qu’apparent, que le numérique, qui est souvent dénoncé comme lieu d’une dématérialisation, soit le lieu qui permette cela. Mais je n’ai pas l’impression que le projet soit vraiment celui-là. En fait, je ne comprends pas bien l’idée. Est-ce qu’il s’agit de faire sortir les objets du rapport strictement matérialiste que nous entretenons avec eux ? Pourquoi pas. Ou est-ce qu’il s’agit de passer par les objets pour créer un vaste réseau social (ou une multiplicité de réseaux sociaux de niche) qui dépasse Facebook parce qu’au fond, selon Einhorn, le plus fort rapport que les hommes entretiennent entre eux passe par les objets, leur échange et leur commerce ? Ce qui serait une hypothèse assez déprimante.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 28 novembre 2010 était consacrée au Net(art) avec le sociologue Jean-Paul Fourmentraux, qui vient de publier Art et internet, les nouvelles figures de la création et à “la modélisation des imaginaires”, du nom de la Chaire d’enseignement et de recherche que vient d’inaugurer Pierre Musso.

2010/11/16

Little Brothers contre Big Brother

La lecture de la semaine il s’agit d’une tribune parue dans le New York Times le 17 octobre dernier. On la doit à Walter Kirn : Walter Kirn n’est pas journaliste, c’est un romancier et critique littéraire américain. Son papier est intitulé “Little Brother is watching”, “Little Brother vous regarde”.



“Dans le 1984 de George Orwell, commence Walter Kirn, le but des technologies de la communication était brutal et direct : assurer la domination de l’Etat. Les sinistres “télécrans” placés dans les foyers, et directement contrôlés par l’Etat, vomissaient la propagande et organisaient la surveillance d’une population réduite à la passivité. Face à une surveillance de tous les instants, les gens n’avaient pour solution que d’atténuer au maximum leur comportement, dissimuler leurs pensées et être des citoyens modèles.

Il s’avère aujourd’hui, poursuit Kirn, que ce scénario était vieillot, grossièrement simpliste, et profondément mélodramatique. Comme Internet le prouve chaque jour, ce n’est pas à un Big Brother sombre et monolithique que nous avons affaire, mais à une longue cohorte de fringants Little Brothers, équipés d’outils auxquels Orwell n’aurait jamais rêvé et qui ne servent aucune autorité organisée. L’invasion de la vie privée – celle des autres, mais aussi la nôtre, quand nous tournons nous-mêmes les objectifs sur nous pour attirer l’attention par tous les moyens – s’est démocratisée.

Pour Tyler Clementi, l’étudiant de la Rutgers University qui s’est récemment suicidé après qu’une vidéo de ses ébats a été postée sur le Web (voir l’histoire racontée sur Slate), Little Brother a pris la forme d’un colocataire indiscret doté d’une webcam. Le voyeur n’avait pas d’autre agenda que la bêtise juvénile, mais son action a eu des conséquences plus violentes que l’espionnage oppressif d’une dictature. Le colocataire a, semble-t-il, agi sous l’impulsion, au moins au départ, et sa transgression ne pouvant pas être anticipée, elle a laissé sa victime sans défense. Clementi, à l’inverse du Winston Smith d’Orwell, qui se cachait des télécrans dès qu’il le pouvait et qui avait compris que le prix de son individualité était une autocensure et une vigilance continuelles, n’avait aucun moyen de savoir que les murs avaient des yeux. L’observateur invisible non plus ne pouvait anticiper la conséquence ultime de son intrusion.

Dans 1984, l’abolition de l’espace privé faisait partie d’une politique générale alors qu’aujourd’hui, elle n’est le plus souvent qu’un effet secondaire d’une bonne humeur en réseau. L’âge de la “vidéo virale”, quand les images d’une tranche de vie peuvent faire le tour du globe en une nuit, fait surgir l’anarchiste en chacun de nous. Parfois, les résultats sont opportuns, bénins, et l’intrus fait une faveur à son sujet en lui garantissant par exemple une popularité instantanée.
Il arrive aussi, bien sûr, que Little Brother rende un vrai service à la société en braquant les projecteurs sur l’Etat et en permettant de surveiller les surveillants.

Dans l’Youtube-topie post-idéologique qu’Orwell ne pouvait pas prévoir, l’information s’écoule dans toutes les directions et le fait comme il lui plaît, pour le meilleur et pour le pire, en ne servant aucun maître et n’obéissant à aucun parti. Les télécrans, petits, mobiles et ubiquitaires, semblent par moment fonctionner indépendamment, dans des buts qui leur sont propres et qui demeurent mystérieux.

accidentdanslesruesderio

Ce matin, raconte Walter Kirn, quand je me suis assis à mon bureau et que j’ai allumé mon ordinateur pour me mettre au travail, j’ai été distrait par une histoire qui racontait qu’une caméra de Google Street View montrait les images d’un corps gisant ensanglanté dans une rue du Brésil. J’ai cliqué sur le lien, incapable de faire autrement, et est apparue cette image affreuse. Pendant un instant, je me suis senti voyeur, et spirituellement sali par ce que je voyais. L’instant d’après, je regardais la météo et mes mails.

Big Brother lui-même n’était pas aussi insensible. Lui au moins avait un mobile pour espionner : maintenir l’ordre, consolider ses positions et éteindre les rebellions éventuelles. Mais moi, et les innombrables autres Little Brothers, nous n’avons aucune notion très claire de ce que nous cherchons. Une fugace sensation d’omnipotence ? Les gratifications d’une vaine curiosité ? Notre circulation constante dans les images volées, tantôt comme consommateurs, tantôt comme producteurs (mais y a-t-il encore une différence significative entre les deux ?) ajoute encore à cette histoire insensée. Est-ce tragique ? Parfois.

Notre société est fragmentée, infiniment divisée en parties hostiles et continuellement remuée de l’intérieur par ces mêmes technologies qui, dans le roman d’Orwell, assuraient une stabilité terne et sourde. D’une certaine manière, sa vision cauchemardesque de la surveillance d’Etat était cosy et rassurante en comparaison de ce que nous vivons. Big Brother étouffait la dissidence en poussant à la conformité ses sujets effrayés, mais ses offenses étaient prévisibles et l’on pouvait s’en débrouiller. Qui plus est, ses assauts contre la vie privée laissaient intact le concept même de vie privée, autorisant la possibilité qu’un renversement du pouvoir permet aux gens de retrouver leur vie privée.

Little Brother ne nous offre pas la même chance, en grande partie parce qu’il réside à l’intérieur de nous et non pas dans des quartiers généraux retirés et bien surveillés. Dans ce nouveau et chaotique régime où les objectifs et les micros sont dirigés dans toutes les directions et tenus par toutes les mains – ce qui nous permet des les pointer sur nous-mêmes aussi bien que sur un autre -, les sphères du privé et du public sont si confondues qu’il est plus facile de considérer qu’il n’existe plus qu’une seule et unique sphère. Sans lieu pour se cacher, il faut sans cesse jouer un rôle, et laisser de côté ces notions vieillottes de discrétion et de dignité. Si Tyler Clementi s’était souvenu de cela – qu’il fallait livrer sa vie personnelle à la machine et assumer, avec Shakespeare, que le monde est une scène – il aurait haussé les épaules à sa mésaventure et fait de son existence un reality show. Il aurait invité Little Brother dans sa chambre au lieu de choisir de se retirer de la seule manière qu’il croyait possible.”

Telle est la conclusion assez déprimante de cet article du New York Times. Ce que Walter Kirn appelle “Little Brother” avec, il faut le dire, un sens assez aigu de la formule, d’autres l’appellent sousveillance et il est notable que l’idée fasse son chemin. Ils sont de plus en plus nombreux (comme Jean-Gabriel Ganascia) à dénoncer cette surveillance horizontale. Et ça n’est pas sans poser problème. S’il paraît assez évident qu’une surveillance de tous par tous, avec la possibilité de rendre publique en une seconde tout acte de l’autre, est assez effrayante, je m’inquiète tout autant de la tendance qu’il y a à considérer cette menace comme plus forte, et plus présente, que la menace plus classique de la surveillance par en haut. Tendance dont cet article est reflet le plus parfait, quand Kirn explique que la surveillance d’Etat apparaît désormais comme “cosy et rassurante”. Nous vivons dans un pays, et il n’est pas le seul, où le nombre de fichiers augmente sans cesse, où l’on peut manifestement faire écouter des journalistes sans que cela ne concerne le Président de la République et dans ce pays, il faudrait plus craindre le téléphone portable de son voisin. Je ne suis pas certain. Je ne crois pas, à l’inverse de Walter Kirn, que les Little Brothers soient plus inquiétants qu’un Big Brother. Je ne crois pas qu’il faille instaurer une hiérarchie des dangers, tant les mobiles, moyens et conséquence de l’un et de l’autre sont distincts. Au risque d’oublier que la sousveillance est aussi, malgré toutes les dérives possibles, un outil de lutte contre la surveillance.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 14 novembre 2010 était consacrée au journalisme de données en compagnie de Caroline Goulard, cofondatrice d’Actuvisu.fr et de Dataveyes, start-up de visualisation interactive de données, Nicolas Kayser-Bril, responsable du data-journalisme sur Owni.fr et Jean-Christophe Féraud, chef du service high-tech et média du quotidien Les Échos et auteur du blog Sur mon écran radar.

2010/11/08

Quand nos gadgets connaîtront nos émotions

La lecture de la semaine, il s’agit, cela faisait longtemps, du dernier édito de Clive Thompson dans la magazine américain Wired. Il est intitulé : “des gadgets qui savent ce que nous ressentons”.



Beverly Woolf, commence Thompson, est une chercheuse en informatique qui étudie l’enseignement par ordinateur. Elle crée des logiciels intelligents capables de s’adapter automatiquement à la vitesse d’apprentissage de l’élève. Ces programmes marchent plutôt bien : les enfants qui utilisent ces autotuteurs en math progressent beaucoup plus vite que les autres.
Cependant, il y a un problème : les autotuteurs n’arrivent pas à déceler si l’élève est fatigué ou déçu. Un enseignant normal le perçoit immédiatement et peut intervenir. Woolf a donc décidé de s’attaquer à ce problème en créant un ordinateur qui puisse sentir les émotions de l’élève.
Elle a donc équipé les ordinateurs de détecteurs d’expression capable de suivre le regard de l’élève. Elle a installé des capteurs sur les chaises pour détecter la posture des enfants et a fourni aux élèves des bracelets mesurant la réponse énergétique sur la peau. Si le logiciel d’enseignement identifie une perte d’intérêt chez l’élève, il donne un encouragement, change de problème ou en donne un plus facile, comme le ferait un enseignant humain.
emotiondeseleves

Images : Comprendre l’émotion des élèves avec les autotuteurs du Centre pour la connaissance de la communication de Beverly Woolf. Image extraite d’une des communications de l’auteur.

Et ça marche. Le logiciel arrive dans 80 % des cas à identifier l’émotion des élèves et à la fin d’une leçon de 15 minutes, les utilisateurs de ces autotuteurs sont trois fois plus engagés et concentrés que des enfants qui ont travaillé sur des ordinateurs qui ne sont pas équipés.
Si un élève est émotionnellement troublé ou s’il est frustré, il n’apprendra pas”, explique Woolf. “Si nous voulons donc avoir des tuteurs qui soient performants et intelligents, il faut qu’ils soient capables de percevoir ces états.”
Bonne idée. Et pourquoi s’arrêter là ? se demande Thompson. Je pense, ajoute-t-il, que tous nos logiciels et tout notre matériel informatique fonctionneraient mieux s’ils comprenaient nos émotions. Il faut une “émo-révolution” high-tech.
Aujourd’hui, les ordinateurs se comportent comme des domestiques limités et maladroits, avides de rendre service, certes, mais échouant par absence de tout sens commun émotionnel. C’est particulièrement notable dans la manière dont le logiciel vous interrompt : vous avez finalement réussi à vous concentrer sur un problème, vous êtes dans le truc et “ding”, retentit l’alerte e-mail.
Eric Horvitz, poursuit Thompson, est chercheur chez Microsoft, il a passé des années à développer une Intelligence artificielle qui puisse prévenir cet inconvénient. En observant tout, de votre agenda au bruit ambiant dans votre bureau, le logiciel décide si c’est le moment de vous interrompre. Si vous êtes occupé, il repousse l’alerte à plus tard et attend un nouvel e-mail avant de se décider à faire retentir l’alerte. En ce moment, la technique d’Horvitz fait fonctionner un assistant virtuel en 3D qui est posté à l’extérieur de son bureau et fait savoir aux visiteurs s’il est occupé ou pas.

Un logiciel sensible à l’émotion peut vous faire gagner du temps, il pourrait aussi vous sauver la vie. Clifford Nass, un expert en interaction homme-machine de l’université de Stanford, a créé un véhicule qui analyse les modèles de conduite pour reconnaître quand son conducteur devient trop nerveux au volant. Les conducteurs en colère ont un champ de vision restreint, la voiture le sachant, elle peut compenser en attirant l’attention sur des risques de collision potentielle provenant des côtés.
Des projets comme ceux-ci sont encore dans les laboratoires. Mais ils ne devraient pas y rester longtemps, parce que les gadgets d’aujourd’hui – en particulier les smartphones – sont pleins de technologies qui sont mures pour la détection des émotions : les capteurs de mouvement qui savent si vous êtes en train de courir à toutes jambes ou d’être tranquillement assis, ou le GPS qui peut dire si vous êtes dans votre bureau ou dans un bar.
Evidemment, il n’est pas toujours facile de trouver la manière de répondre aux émotions. C’est même un problème pour beaucoup d’être humains. Mais si on y parvient, je prédis, conclut Clive Thompson, que nous verrons très vite apparaître toute une moisson de nouveaux services : des lecteurs MP3 qui adaptent leur playlist à votre humeur, des téléphones qui retiennent les textos si vous êtes dans une conversation en tête à tête particulièrement intense. Nos ordinateurs sont restés des robots trop longtemps ; il est temps qu’ils s’adoucissent.”

Voilà pour le dernier édito en date de Clive Thompson dans Wired. Au départ, je me suis dit que j’allais vous le lire pour mettre fin à une série de textes assez critiques, je me suis dit qu’il fallait réinsuffler un peu d’optimisme technologique, et dans ce cas, c’est souvent dans Wired qu’on le trouve. Mais au fur et à mesure de la traduction de ce papier de Thompson, l’enthousiasme a laissé place à un léger malaise. Puis un malaise carrément lourd. Car je ne suis pas du tout certain que l’horizon imaginé par Clive Thompson soit désirable. Au fond, je n’aime pas l’idée que nos technologies soient en phase avec nos émotions. Qu’un tuteur automatique sache s’adapter à la capacité de l’attention de l’élève pourquoi pas, mais que mon lecteur MP3 établisse une playlist en fonction de ce qu’il interprète de mon état émotionnel, ou que mon téléphone croie savoir quand il peut me signaler les textos arrivant, je ne suis pas sûr que ce soit souhaitable. Et même, je trouve plus intéressant dans le rapport à la technologie les deux attitudes que sont la volonté (je peux éteindre mon téléphone si je veux être tranquille, je peux choisir moi-même d’écouter Barbara si j’ai envie de pleurer) ou le hasard (un texto arrive quand il arrive, la fonction random du lecteur MP3 choisit des musiques au hasard). Je ne vois pas comment la machine pourrait savoir mieux que moi ce qui est bon pour moi. Parce qu’il ne me semble pas y avoir de corrélation automatique entre un état émotionnel et un désir. La tristesse n’entraîne pas forcément l’envie d’écouter Barbara, ça peut être l’inverse exact. Bref, savoir ce qui est bon pour nous est l’apprentissage d’une vie, je ne vois pas comment la machine pourrait être programmée à la savoir. Sauf à devenir une sorte de parent qui décide pour son enfant en fonction de ce qu’il croit être son bien, et qui décide le plus souvent en fonction de ce qu’il considère comme devant être la norme. Mais là, c’est encore un autre problème.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 7 novembre 2010 était consacrée au thème “Vivons-nous vraiment une révolution ?” en compagnie de Dominique Cardon, auteur de La Démocratie internet, parue au Seuil, et de Christophe Deshayes, co-auteur avec Michel Berry des Vrais révolutionnaires du numérique, paru aux éditions Autrement.

2010/11/02

Programmer ou être programmé ?

Program-webLa lecture de la semaine, il s’agit du résumé d’une intervention orale (vidéo) donnée par Douglas Rushkoff (blog) lors d’une conférence qui avait lieu le 14 octobre dernier. Douglas Rushkoff est un essayiste américain, écrivain, conférencier, il est connu pour la dizaine de livres qu’il a écrits, notamment sur la question des nouveaux médias, ses idées le rapprochant des mouvements cyberpunk et de l’open source. Le titre de cette intervention “Programmer ou être programmé” est également le titre de son dernier livre (Amazon).

“Quand je regarde le monde, commence Rushkoff, quand je regarde l’économie, la religion, la politique ou les entreprises, j’ai le sentiment que nous tentons de faire fonctionner notre société sur des codes obsolètes, sur des logiciels – et je ne parle pas seulement des logiciels qui sont dans nos ordinateurs, mais aussi des logiciels sociaux – sur des logiciels que nous avons hérité de systèmes dont nous n’avons plus aucun souvenir. Ces logiciels sont parfaitement inappropriés à ce qu’il faut faire, à ce que nous voulons faire. Et si nous ne pouvons pas comprendre ces programmes, les programmes qui sont dans ordinateurs, nous n’avons aucune chance de comprendre les programmes qui sont à l’extérieur de nos ordinateurs. Si nous ne pouvons pas voir à l’intérieur de l’ordinateur, on ne se rendra jamais compte que le monde extérieur fonctionne sur des codes obsolètes.”






D’où l’énoncé de sa thèse : “Si vous n’êtes pas un programmeur, vous êtes programmé. C’est aussi simple que cela”.

A l’appui de cette thèse, Douglas Ruskhoff se lance dans une rapide histoire de l’humanité, vue à travers l’évolution des médias. “Au début étaient des gens qui vivaient dans un monde dont ils ne connaissaient pas les règles et qui essayaient de faire de vagues prédictions… Vinrent l’écriture, un alphabet et des textes, on ne dépendait donc plus de prêtres qui lisaient pour nous, nous avons pu fabriquer nos propres mots. Puis, arriva l’imprimerie, qui en théorie nous permettait de ne plus dépendre que de quelques scribes, et donnait à tous la possibilité d’écrire. Et enfin, nous avons aujourd’hui l’ordinateur qui bien sûr ouvre à tous la possibilité de programmer la réalité.”

Mais, dans les faits, explique Rushkoff, ce n’est pas ce à quoi nous assistons.
Il poursuit : “Nous avons eu des textes, l’alphabet, et quelle société en a résulté ? Des gens sont allés sur les places publiques pour faire la lecture aux autres. Nous avions la capacité de lire, nous avions la technologie pour cela, et cela ne changea rien au fonctionnement qui avait prévalu auparavant. Même chose avec l’imprimerie. Est-ce que tout le monde est devenu écrivain avec l’imprimerie ? Non. Nous avons eu une civilisation de lecteurs, où seule une élite écrivait.

Maintenant, nous avons l’ordinateur. Est-ce que cela a construit une civilisation de programmeurs ? Non. Non avons une civilisation de blogueurs. Nous avons aujourd’hui la capacité d’écrire, mais nous ne savons pas programmer. Nous nous contentons d’écrire dans la case que nous offre Google.”
Rushkoff en tire comme conclusion qu’à chaque irruption d’un nouveau média, la civilisation donne l’impression de rester un pas en arrière, d’être en retard d’une génération au moins. A chaque fois, le phénomène est le même : des possibilités énormes sont offertes par un nouveau média et seule une élite apprend vraiment à l’utiliser.

“Et aujourd’hui, c’est plus important encore que ça ne l’a jamais été. Je le dis, affirme Douglas Rushkoff, programmer est plus important que savoir utiliser l’imprimerie. Le texte nous a donné le judaïsme, l’imprimerie nous a donné le protestantisme, qu’est-ce que nous donnera l’ordinateur ?”

“Nous vivons un moment extraordinaire, poursuit Ruskhoff, où il est possible de programmer l’argent, où il est possible de programmer la société. Mais pour faire cela, nous devons comprendre à la fois les programmes que nous utilisons, et les codes et les symboles avec lesquels nous travaillons, et nous devons comprendre ensuite comment tout cela se lie. Si nous ne construisons pas une société qui sait au moins qu’il y a quelque chose qui s’appelle la programmation, nous finirons par ne pas être les programmeurs, mais les utilisateurs, ou, pire, les utilisés.”

Telle est la conclusion de ce prêche de Douglas Rushkoff. On peut sourire du ton et des raccourcis historiques, il n’empêche qu’il n’est pas le seul, ni le premier, à défendre cette idée. Il y a dix ans déjà, Lawrence Lessig disait à peu près la même chose dans son très beau texte “code is law”, “le code est la loi”. L’apprentissage de la programmation informatique comme outil d’émancipation, comme une nouvelle alphabétisation qui permettrait à chacun de comprendre, et d’intervenir dans le monde qui l’entoure, voilà un programme politique qu’il ne serait pas inintéressant de voir apparaître en 2012.
Xavier de la Porte

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 31 octobre 2010 était consacrée à Wikileaks avec Olivier Tesquet et Pierre Romera d’Owni qui ont développé une application pour parcourir, évaluer, classer les milliers de documents secrets de l’armée américaine mis en ligne par le site Wikileaks, ainsi qu’à l’internet et l’imaginaire du voyage en compagnie de Stéphane Hugon, sociologue, chercheur au Centre d’Etude sur l’Actuel et le Quotidien à la Sorbonne où il enseigne la sociologie de l’imaginaire. Il est l’auteur de Circumnavigation, L’imaginaire du voyage dans l’expérience Internet, livre dans lequel il s’interroge sur les raisons pour lesquelles internet a été accueillie avec autant de facilité, aussi vite, et par un nombre aussi considérable de gens. Son hypothèse : l’expérience d’internet mobilise des imginaires présents dans notre modernité, à commencer par l’imaginaire du voyage, de la flânerie, du vagabondage… Si Internet bouleverse, s’il modifie profondément notre rapport au temps, à l’espace, au sujet, c’est parce qu’il prolonge ces imaginaires ancrés dans notre histoire culturelle.