2012/09/27

Pas de numérique en héritage

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La lecture de la semaine, une fois n’est pas coutume, provient de la presse espagnole. Il s’agit d’un article du quotidien El Pais, paru le 10 septembre sous la plume de Daniel Verdu, il s’intitule “Votre bibliothèque numérique mourra avec vous”.

“Une vie passée à explorer les bacs des magasins de vieux vinyles et à les classer obsessionnellement sur une étagère finit par créer un patrimoine considérable. Mais aujourd’hui c’est un peu différent. Le collectionneur obsessionnel, comme tout amateur de musique, achète œuvres rares, nouveautés et compilations dans des magasins numériques, en un clic. Le stockage de musique ne s’achève que lorsque le collectionneur pathologique passe l’arme à gauche. Mais dans ce processus sans fin de la collecte, se cache toujours un désir secret de transcendance : léguer ce trésor à un héritier ou, pourquoi pas, à une fondation qui porte son nom. Or, l’intéressé doit savoir que si l’achat s’est effectué sur l’Apple Store, sa collection passera dans l’au-delà avec lui. Et la même chose pour la bibliothèque qu’il aura constituée sur Amazon. Vous n’êtes plus le propriétaire d’un bien, mais le simple usager d’un service.

Cette règle, notifiée en tout petit dans les conditions légales que l’on accepte en achetant dans le monde obscur des magasins numériques, a fait débat quand le Sunday Times a révélé que l’acteur Bruce Wills pensait poursuivre Apple à ce sujet. L’acteur aurait dépensé une fortune en achetant de la musique sur Itunes et aurait voulu que ses trois filles en héritent à sa mort. L’information fut partiellement démentie par la femme de Bruce Willis sur Twitter, mais entretemps, le débat sur les conditions de transmissions de l’héritage culturel a eu le temps de naître.

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Image : Bruce Willis vs Apple via Motivationals.

On n’achète plus une chose, mais le droit d’en user. Ce qui est très américain, mais difficile à assimiler dans un pays comme l’Espagne. Cette philosophie, au-delà d’une protection contre le piratage à la limite de la légalité, n’est pas claire. Car Apple ne donne aucune explication. “Nous n’avons pas de spécialiste qui puisse intervenir sur ces questions. Nous ne commentons pas ce type de dispositions. Je n’ai aucun commentaire à faire”. Telle est la réponse de Paco Lara, responsable de la communication d’Apple, quand on lui demande pourquoi l’entreprise dont il est le porte-parole agit de la sorte. Amazon, par l’intermédiaire de son agence de communication, s’en réfère seulement à un des paragraphes de ses conditions générales d’utilisation. Mais rien sur les raisons pour lesquelles ces conditions sont appliquées. Ce qui arriverait à notre bibliothèque si les serveurs ou les entreprises qui fournissent ce service étaient détruits, nous n’en savons rien non plus.

La musique et les livres que nous achetons appartiennent au compte de l’utilisateur qui les a téléchargés. Parfois, ils peuvent être téléchargés sur d’autres terminaux, mais ils doivent rester associés à cette identité. Amazon autorise le prêt de titres acquis pour un Kindle, mais pendant la période où ils sont disponibles pour un tiers, ils disparaissent du terminal du propriétaire. Une bibliothèque à laquelle, soit dit en passant, l’entreprise a un accès inquiétant.

En juin 2009, Amazon a vendu par erreur deux éditions de 1984 et de La ferme des animaux de George Orwell, deux éditions publiées par un éditeur qui n’avait pas les droits pour la diffusion en Europe. Amazon est entré dans les terminaux de ses clients, a effacé les livres qu’il ne devait pas avoir vendus et a rendu l’argent. Aussi vite et discrètement qu’un cambriolage nocturne. Comme si l’éditeur était entré chez vous pendant votre sommeil, s’était servi dans votre bibliothèque et avait laissé un chèque en partant. Une atteinte notoire à la propriété privée, comme on disait dans ce monde des objets qui était le nôtre. Amazon s’est excusé.

Au final, la question débouche sur le débat récurrent concernant la destinée de nos différents comptes (e-mails, réseaux sociaux, magasins numériques…) et de toutes les informations qu’ils contiennent quand nous mourrons. Dans la plupart des cas (Facebook, messageries..) et sur la base du secret des télécommunications, les familles peuvent clore ces comptes sans avoir accès à leur contenu. Le cas s’est présenté pendant la guerre en Irak, quand de nombreuses familles voulurent ouvrir les messageries d’un parent tué dans le conflit et que les entreprises ne leur permirent pas. Au plus, une entreprise comme Facebook permet la construction d’une sorte de mémorial macabre du disparu, mais annule logiquement toutes les notifications (comme le rappel de l’anniversaire ou les invitations à des fêtes) qui lui seraient arrivées s’il était vivant.
Les comptes sont d’un usage strictement privé et non transférable. Il en va de même pour tout ce qui y est associé. La restriction préserve du piratage et multiplie les revenus. C’est la question. Par conséquent si Apple découvre que l’usager d’un compte (qui écoute des chansons par exemple) n’est pas le vrai, ou partage les chansons, il peut fermer l’accès au service.

Les biens immatériels, nous le savions déjà, ne se possèdent pas. On ne peut en profiter que jusqu’à notre dernier souffle. Mais pas un jour de plus.”

Voici ce texte auquel on pourrait ajouter un versant plus positif. Et si Internet était le début de la fin de l’héritage, dont on sait qu’il est la première cause des inégalités. C’est un peu malheureux que cela commence par la transmission des textes et de la musique, j’en suis bien conscient. Mais pourquoi devrions-nous posséder tout ce que nous utilisons ?

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 22 septembre 2012 était consacrée à la place des nouvelles technologies en Inde en compagnie de Nicolas Miailhe (@NicolasMiailhe), cofondateur de Sisyphos, un groupe de réflexion sur l’impact et le développement possible des questions technologiques en France et en Inde et qui réside dans ce pays depuis 8 ans.”

2012/09/18

Cartographie numérique : à travers l’oeil de qui regardons-nous le monde ?



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La lecture de la semaine est un article paru dans le quotidien britannique The Guardian le 28 août dernier, on le doit à Oliver Burkeman (@olivierburkeman) et on pourrait lui donner comme titre : “comment les cartes numériques changent notre manière de voir le monde”.

Burkeman commence par relever l’omniprésence des cartes numériques dans nos vies et le fait qu’elles gagnent toujours en précision. A tel point qu’un historien de la cartographie de l’Université de Londres, Jerry Brotton, explique : “Honnêtement, je pense que nous assistons, en ce qui concerne la fabrication des cartes, à un changement plus profond que celui qu’a connu la Renaissance en passant des manuscrits à l’imprimerie”. Le passage à l’imprimerie, reprend Burkeman, a ouvert les cartes à un public plus nombreux. Le passage à la cartographie numérique accélère et étend cette ouverture, mais il transforme aussi le rôle que les cartes jouent dans notre vie.

L’idée d’une carte du monde à l’échelle 1, qui reproduise tout ce qu’il contient, est un motif vénérable en littérature, qui apparaît dans les œuvres bien connues de Lewis Carroll et Borges. Dans Harry Potter, il existe une carte qui montre ce que tous les gens du royaume sont en train de faire à chaque instant. Or, avec ce que nous prépare Google par exemple, ces cartes fictionnelles semblent beaucoup moins absurdes. Mais le niveau de détail n’est qu’une des manières qu’a la cartographie de changer. La distance qui existe entre consulter une carte et interagir avec le monde décrit par cette carte diminue chaque jour. Les lunettes Google, encore au stade de prototype aujourd’hui, peuvent projeter directement dans votre périmètre visuel l’adresse du restaurant que vous êtes en train de regarder, ou des critiques le concernant, qu’est-ce que le mot “carte” signifie alors ?

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Image : Pour The Atlantic, Alexis Madrigal est allé discuté avec les ingénieurs de chez Google Maps pour comprendre le travail qu’ils avaient encore à accomplir pour améliorer leurs cartographie, comme c’est le cas sur cette carte, qui montre en rose, certains problèmes évidents : zones non cartographiées, non recoupement entre la carte et la géolocalisation…

En un sens, cartographier est l’essence de Google. L’entreprise aime parler de services comme Google Maps ou Google Earth comme s’ils étaient juste cools et sympas – une sorte d’extra, comme une récompense pour leur fonction première, le moteur de recherche. Mais un moteur de recherche est, en un sens, la tentative de faire la carte du monde de l’information – et quand vous pouvez combiner le monde conceptuel avec le monde géographique, les opportunités commerciales explosent. La recherche d’un restaurant, d’un médecin, ou d’un taxi a plus de sens, et ouvre à de plus grandes possibilités publicitaires, quand elles sont opérantes du point de vue géographique. Et il y a là quelque chose de plus important, quelque chose d’excitant, ou de troublant selon le point de vue : dans un monde de smartphones équipés de GPS, quand vous consultez une carte, vous ne consultez pas seulement les bases de données de Google ou d’Apple, vous vous ajoutez vous-mêmes à ces données.

Quelles informations ces entreprises collectent, ce qu’elles en font, tout cela est en débat. Mais on saisit facilement le calcul qu’elles font du point de vue commercial. Plus votre téléphone sait avec exactitude où vous êtes, plus la publicité qui vous arrive peut être ciblée. Bien sûr, Google et Apple insistent sur le fait qu’ils ne sont pas intéressés par les données individuelles : la valeur commerciale réside dans les modèles détectables dans l’agrégation des données. Mais ça n’est pas complètement rassurant. Car l’idée que quelqu’un d’autre apprenne des choses sur vous n’est pas nécessairement l’implication la plus dérangeante de cette nouvelle génération de cartes. Plus troublante est l’idée que les cartes de Google et Apple ne feraient pas qu’observer nos vies, mais elles viendraient à jouer directement un rôle dans leur cours.

La vraie question, selon Burkman est : qui contrôle les filtres par lesquels nous allons passer pour percevoir la réalité ? C’est là le cœur du problème. On peut supposer que les cartes sont objectives : que le monde est là, dehors, et qu’une bonne carte est celle qui le représente avec exactitude. Mais ça n’est pas vrai. Chaque kilomètre carré de la planète peut être décrit d’une infinité de manières : ses caractéristiques naturelles, la météo, son profil socio-économique ou ce que vous pouvez acheter dans les magasins qui s’y trouvent. Traditionnellement, ce qui se reflétait dans les cartes était les intérêts des états et de leurs armées, parce que c’étaient eux qui fabriquaient les cartes, et que leur premier usage fut militaire (si vous aviez les meilleures cartes, vous aviez une bonne chance de gagner la bataille).

Aujourd’hui, le pouvoir s’est déplacé. “Toute carte, explique une autre cartographe, est une manière pour quelqu’un de vous faire regarder le monde à sa manière.” “Que se passe-t-il quand nous en venons à regarder le monde, dans une certaine mesure, à travers les yeux de grandes entreprises californiennes ? Il n’est pas nécessaire d’ être conspirationniste ou anticapitaliste de base, pour se demander quelles sont les voies subtiles par lesquelles leurs valeurs ou leurs intérêts façonnent petit à petit nos vies.”
Xavier de la Porte
“Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 15 septembre 2012 était consacrée à Marshall McLuhan (Wikipédia) à l’occasion de la parution en français de son premier livre La mariée mécanique en compagnie de Bruno Patino (@brunopatino) directeur général de France Télévision et auteur avec Jean-François Fogel d’Une presse sans Gutenberg (2005), ainsi que de Vincenzo Susca, chercheur en sciences sociales au Centre d’étude sur l’actuel et le quotidien de La Sorbonne Paris 5, ainsi qu’au McLuhan Programm in Culture and Technology de l’Université de Toronto. Il dirige la revue Les cahiers européens de l’imaginaire qui a consacré un dossier de son numéro 3 à McLuhan.

2012/09/09

Comment nos comportements en ligne révèlent notre santé mentale




Comment nos comportements en ligne révèlent notre santé mentale sur le site Scientific American
Pour re-ecouter l'ensemble de l'emission de Place de la Toile: Sur le Site de France Culture

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La lecture de la semaine “Comment nos comportements en ligne révèlent notre santé mentale ?”. L’article a été publié dans Scientific American (@sciam) sous la plume d’Adrian Ward et Piercarlo Valdesolo qui sont tous les deux chercheurs en psychologie.

“Considérez ces deux questions”, commencent les deux auteurs. “D’abord : qui êtes-vous ? Qu’est-ce qui vous différencie de vos pairs, en termes d’achat, de vêtements, de voitures ? Qu’est-ce qui, en termes de psychologie de surface vous rend unique ? La seconde question : comment utilisez-vous Internet ?”

“Ces deux questions, apparemment déconnectées, ont en fait des liens entre elles. Clairement, le contenu de vos usages numériques permet de dégager des caractéristiques psychologiques. Vous passez de nombreuses soirées à jouer beaucoup d’argent au poker ? Il y a des chances que vous aimiez prendre des risques. Vous aimez poster sur Youtube des vidéos de vous en train de faire un karaoké ? Vous êtes un extraverti. Mais qu’en est-il de la mécanique de vos usages numériques – la fréquence de vos correspondances par mail, de vos conversations par chat, de votre consommation de média en streaming, de vos pratiques multitâches ? Ces comportements – pris indépendamment du contenu – peuvent-ils donner une idée de certaines caractéristiques psychologiques ?” Une étude récente (.pdf) menée par une équipe de chercheurs en informatique, d’ingénieurs et de psychologues révèle que cela pourrait être le cas. Pour être plus précis, leurs conclusions montrent qu’une telle analyse pourrait prédire une caractéristique psychologique d’importance : la tendance à la dépression.

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Image : Graduate School Blues par ChiILLeica.

D’abord, l’équipe a demandé à 200 volontaires de remplir un questionnaire à propos de leurs “expériences affectives récentes” ; ce que ces volontaires ne savaient pas, c’est qu’un outil de mesure bien connu de la dépression était inclus dans ce questionnaire. Les chercheurs ont ensuite corrélé les scores de chacun avec leurs usages de l’Internet, en les regroupant en 3 catégories : “agrégat” qui indique la quantité d’information envoyée et reçue sur un réseau, “application”, qui indique la variété des programmes utilisés (mail, moteur de recherche, téléchargement…) et “entropie”, qui indique le degré de hasard dans le flux d’information (essentiellement, une mesure de la variété des sources par lesquelles arrivent les informations). Tout ceci ne tenant donc aucun compte des contenus reçus ou échangés ou des sites visités…

Il s’est avéré que des modèles très particuliers d’usage de l’Internet pouvaient être reliés à des tendances dépressives. Par exemple, l’échange de fichiers en pair-à-pair, l’écriture de mail ou le chat et une tendance à passer vite d’un site à l’autre ou d’une ressource l’autre annoncent tous une propension importante à ressentir les symptômes de la dépression. Même si les raisons exactes pour lesquelles ces comportements prédisent la dépression sont inconnues, chacun de ces comportements correspond à des recherches antérieures menées sur la dépression. Le fait de passer vite d’un site à l’autre serait symptomatique de l’anhédonie (une incapacité à ressentir des émotions), les gens cherchant désespérément une stimulation émotionnelle. De même manière, le fait de mailer et de chater excessivement signifierait un manque de relations physiques.

Selon les auteurs de l’article, ces données sont importantes pour plusieurs raisons. La dépression est dangereuse et très répandue (on estime que 10% des Américains sont en dépression). Mais surtout, la dépression est difficile à diagnostiquer. On estime que deux tiers des gens en dépression ne le savent pas et ne cherchent donc pas à se soigner, et même parmi ceux qui le soupçonnent, beaucoup refusent de l’admettre. Tout comme le suicide, la dépression échappe souvent au diagnostic si l’on s’en tient à l’auto-évaluation. Ainsi la psychologie clinique a-t-elle développé des manières d’évaluer les intentions suicidaires qui ne passent pas par l’auto-évaluation, mais par des méthodes dites implicites.

“Au vu des deux chercheurs, il s’agit du plus grand intérêt de cette étude reliant les usages numériques à la dépression : pouvoir trouver des preuves d’une tendance dépressive plus tôt, avant le diagnostic clinique, mais peut-être aussi avant que le malade lui-même ne s’en rende compte.”

L’intérêt de cet article, me semble-t-il, est moins sa thèse (il paraît assez évident que la dépression, ou toute autre affection psychologique se répercutent dans nos usages) que la conclusion : on pourrait, grâce à Internet, prédire la dépression. Enième preuve de cette tendance contemporaine à construire des modèles prédictifs à partir de données obtenues en ligne. Tendance pleine de bonne intention (prévenir la dépression, le crime, les épidémies…), mais qui laisse une impression toujours un peu désagréable.

Xavier de la Porte
“Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 8 septembre 2012 était consacrée à la question du rôle des hackers dans le débat public avec Frédéric Bardeau (@fbardeau), web entrepreneur, et auteur avec Nicolas Danet d’Anonymous, pirates ou altermondialistes du numérique ? qui publiait récemment une tribune sur Reflets.info sur L’hacktivisme doit changer de posture, ainsi que Yovan Menkevick (@YovanMenkevick) et Bluetouff (@Bluetouff), membres de la rédaction de Reflets.info (@_reflets_).

2012/09/01

Comment Wikileaks a explosé en vol



How WikiLeaks Blew It sur le site foreignpolicy.com
Pour re-ecouter l'ensemble de l'emission de Place de la Toile: Sur le Site de France Culture

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La lecture de la semaine, il s’agit d’un article de Foreign Policy (@ForeignPolicy) en date du 16 août. Il s’intitule “Comment Wikileaks a explosé en vol”, on le doit à Joshua Keating (@joshuakeating), et il offre une réflexion intéressante sur ce qui est en train d’arriver à Julian Assange et à Wikileaks, autre feuilleton de cette fin d’été.

“L’histoire de Wikileaks, commence Keating, jadis un conte passionnant sur le lever du secret politique et l’empowerment des activistes en ligne, est aujourd’hui consacrée principalement aux aléas de l’immunité diplomatique, aux relations britannico-équatoriennes et à la législation suédoise concernant le viol. Il y a fort à parier que ce n’est pas le scénario que Julian Assange, qui s’est réfugié depuis plusieurs semaines dans une pièce aveugle de l’Ambassade de l’Equateur à Londres, avait à l’esprit quand il a fondé Wikileaks il y a 6 ans. Alors que Assange a obtenu l’asile de l’Equateur, mais sans moyen de s’y rendre, alors que Wikileaks se débat avec ses problèmes financiers et techniques, ça vaut le coup de se demander comment on est arrivé là. Comment une organisation qui se voulait l’avenir du journalisme se retrouve-t-elle dans un tel soap opera ? Quand on y regarde de près, explique Joshua Keating, plusieurs erreurs tactiques peuvent expliquer cette situation.


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Image : Manifestation de soutien à Julian Assange devant l’ambassade d’Equateur à Londres, photographiée par Chris Marshall le 27 août 2012.


L’une d’elles est que Wikileaks a accepté d’être associé à un agenda politique particulier : celui d’Assange. Cela concerne aussi la question de l’anti-américanisme. Assange a déclaré qu’il ne considérait pas le site comme antiaméricain et il est vrai que les fuites n’ont pas exclusivement visé les Etats-Unis. Une des premières fuites importantes de Wikileaks concernait le Kenya – et il y a d’autres exemples. Néanmoins, depuis 2010, il est assez difficile de défendre l’idée que Wikileaks est un système de transmission neutre. Presque toutes ses opérations majeures ont visé le gouvernement américain et des entreprises américaines. Même quand il annonce la publication de télégrammes syriens en juillet dernier, Assange est prompt à déclarer que ces documents sont gênants pour la Syrie, mais aussi pour ses alliés. Assange n’a pas accru sa crédibilité avec son talk-show The World Tomorrow, diffusé par RT (une chaîne créée par le gouvernement russe) dans le premier épisode duquel il a réalisé une interview un peu complaisante du leader du Hezbollah Hassan Nasrallah. Par ailleurs, Assange, défenseur de la transparence, se retrouve maintenant en ménage avec Rafael Correa, le président équatorien, qui n’est pas connu pour être un grand défenseur de la liberté de la presse. Le gouvernement américain a sans doute toujours considéré Assange comme une menace, mais il aurait été plus écouté par les Américains critiques du fonctionnement de leur administration s’il n’avait pas tout fait pour passer pour antiaméricain. D’autant qu’après avoir dit détenir des documents compromettants pour le Kremlin, on n’a jamais rien vu sortir, ni sur la Russie, ni sur la Chine.

De toute façon, poursuit Keatin, faire des promesses non tenues et survaloriser ses fuites a toujours été une marque de fabrique du travail d’Assange. Comme dernièrement, les 5 millions de mails de la société Stratfor (Wikipédia), beaucoup moins intéressants, selon Keating, que ce qu’annonçait Assange. De même pour les e-mails syriens qui ont bien montré l’implication de sociétés et d’hommes politiques occidentaux auprès du régime syrien, mais rien de plus que ce que la presse avait déjà révélé par ailleurs.

De manière répétée, Wikileaks s’est aussi montré peu capable de garder le secret. Si Bradley Manning, le soldat américain soupçonné d’être à l’origine de la fuite des télégrammes, a été arrêté et est détenu aujourd’hui, c’est, au tout départ, à cause d’un mail envoyé par Assange dans un mauvais canal. Les fameux télégrammes américains détenus par Wikileaks ont fuité dans un journal norvégien qui n’était pas partenaire. Et d’autres exemples encore… Les défenseurs de Wikileaks accusent souvent les médias de mauvais traitement. C’est vrai dans certains cas, mais Wikielaks a là aussi commis des erreurs en s’aliénant des partenaires comme le Guardian et le NY Times pour des raisons pas toujours de principe (dans le cas du Times, le point de départ est un portrait d’Assagne qu’il a trouvé peu flatteur).

Ainsi, selon Keating, le plus gros problème de Wikileaks, c’est qu’il est associé de trop près à Assange. Une organisation gagne rarement à voir son chef accusé d’agression sexuelle, mais Wikileaks aurait mieux survécu à ces accusations s’il n’était pas son seul visage public – une situation qui est presque totalement du fait d’Assange. “Je suis le coeur et l’âme de cette organisation, son fondateur, son philosophe, son porte-parole, son premier codeur, son organisateur, son financier et tout le reste. Si tu as un problème avec ça, va te faire foutre”, a écrit Assange à l’un de ses bénévoles islandais… qui a pris Assange au mot et a quitté l’organisation, comme beaucoup d’autres.

Donc, pour toutes ces raisons, les attentes créées par Wikileaks ont été déçues. Et Wikileaks en tant qu’organisation a été mise à l’écart à cause d’une affaire de justice qui – même si Assange prétend le contraire – a peu à voir avec la mission du site.

Wikileaks aurait-il été plus crédible et fort sans Assange à sa tête ? Nous ne saurons jamais. Mais quelle que soit la manière dont se termine cette histoire de l’Ambassade d’Equateur, les tenants des secrets les plus sensibles du monde se sentent aujourd’hui beaucoup plus tranquilles qu’ils ne l’étaient il y a deux ans.”

Xavier de la Porte
“Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 1er septembre 2012 était consacrée à l’apparition d’une option « informatique et sciences du numérique » en Terminale Scientifique en compagnie de Gilles Dowek, directeur de recherche à l’Inria, qui a participé à la rédaction du programme de cette option, et Alexis Kauffmann (@framaka), enseignant en mathématiques au lycée français de Rome et animateur de Framasoft.”