2012/02/18

La mort du cyberflâneur




La lecture de la semaine est un très beau, et très nostalgique, texte publié récemment par Evgeny Morozov dans le New York Times. On connaît Morozov pour ses écrits dénonçant toutes les formes de technophilie béate (notamment The Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom). Ce texte s’intitule “La mort du cyberflâneur” et je remercie Eric Dobler, fidèle auditeur de l’émission, de nous l’avoir signalé.
Evgeni Morozov raconte être tombé récemment sur un petit essai obscur datant de 1998. Dans ce texte, était célébrée l’émergence du “cyberflâneur”, et dépeint un avenir numérique plein de promesses, débordant de joie, de surprise et de sérendipité. Cette vision du futur semblait garantie à une époque où “ce que la ville et la rue étaient au Flâneur, l’Internet et les autoroutes de l’information sont en train de le devenir pour le Cyberflâneur”.
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Image : Capture d’une page de l’oeuvre humoristique de Louis Hart, Physiologie du flâneur, publié en 1841 et illustré par Honoré Daumier, Marie-Alexandre Alophe et Théodore Maurisset.
“Intrigué, dit Morozov, j’ai entrepris de découvrir ce qui était arrivé au cyberflâneur. Les Cyberflâneurs sont rares et sont isolés, et la pratique même de la cyberflânerie semble en contradiction avec le monde des réseaux sociaux. Que s’est-il passé ? Et devons-nous nous en inquiéter ?
S’intéresser à l’histoire de la flânerie, dit Morozov est une manière de commencer à répondre à ces questions. Grâce à Charles Baudelaire et à Walter Benjamin, qui considéraient tous les deux le flâneur comme l’emblème de la modernité, cette figure est aujourd’hui intimement liée au Paris du 19e siècle. Le flâneur déambulait tranquillement dans ses rues et ses passages pour cultiver ce que Balzac appelait “la gastronomie de l’œil”. Bien que ne dissimulant pas délibérément son identité, le flâneur préférait marcher incognito. Le flâneur n’était pas asocial – il avait besoin de la foule pour jouir –, mais il avait besoin de ne pas s’y mêler, préférant les saveurs de la solitude. Et il avait tout le temps pour lui : on raconte que certains d’entre eux s’accompagnaient de tortues.
Le flâneur errait dans des passages pleins de boutiques, mais ne cédait pas à la tentation du consumérisme ; le passage était un chemin vers une expérience sensorielle riche avant d’être un temple de la consommation. Son but était d’observer, de prendre un bain de foule, de se saisir de ses bruits, de son chaos, de son hétérogénéité, de son cosmopolitisme.
On vient bien, alors, pourquoi la cyberflânerie pouvait être une notion tentante dans les premiers temps du Web. L’idée d’explorer le cyberespace comme un territoire vierge, pas encore colonisé par les états et les entreprises, était romantique ; un romantisme qui se reflétait dans les noms des premiers navigateurs (”Internet explorer”, “Netscape Navigator”). Des communautés en ligne comme GeoCities et Tripod étaient les passages numériques de cette époque, vendant les choses les plus étranges et les plus communes, sans aucune forme de hiérarchie tenant à leur popularité ou leur valeur commerciale. Dans ces temps-là, Ebay était plus étrange qu’un marché aux puces ; errer dans ses stands virtuels était plus plaisant qu’y acheter quoi que ce soit. Pendant une brève période, au milieu des années 90, Internet donnait l’impression de permettre une renaissance inattendue de la flânerie.
Cependant, ceux qui nourrissaient ce rêve de l’Internet comme refuge pour la bohème, l’hédonisme et l’idiosyncrasie ne connaissaient pas les raisons pour lesquelles le flâneur originel avait disparu.
Dans la seconde partie du 19e siècle, Paris vécut un changement profond et radical. La réforme architecturale et urbanistique planifiée par le Baron Haussmann pendant le règne de Napoléon III fut conséquente : démolition des petites rues médiévales, dimensions normées des bâtiments, construction de grands et larges boulevards pour des raisons d’hygiène et d’ordre public, installation de l’éclairage public, etc.
La technologie et les évolutions de la société n’ont pas été sans effet. L’augmentation de la circulation dans les rues a rendu la déambulation dangereuse. Les passages ont été remplacés par des grands magasins. Cette rationalisation de la vie urbaine a repoussé les flâneurs, forçant certains d’entre eux à une sorte de “flânerie intérieure” qui a connu son apogée avec l’exil que s’est imposé Marcel Proust dans sa chambre (située, ironie de l’Histoire, boulevard Haussmann).
Il s’est passé la même chose sur Internet. Internet n’est plus un lieu de déambulation – c’est un lieu où l’on agit. Presque plus personne ne surfe sur le Web. La popularité des applications, grâce auxquelles nos téléphones et nos tablettes nous aident à faire ce que nous voulons, sans même avoir à passer par un navigateur et parcourir l’Internet, a rendu la flânerie plus difficile. Le fait qu’une bonne partie de l’activité en ligne tourne autour de l’achat n’aide pas non plus.
Le tempo du Web contemporain a aussi changé. Il y a dix ans, un concept comme le “web en temps réel” (Twitter, mise à jour des statuts, réponses immédiates, etc.) était impensable. Il est aujourd’hui dans la bouche de toute la Silicon Valley. Ce n’est pas une surprise, les gens aiment la vitesse et l’efficacité. Mais le lent chargement des pages d’antan, avec le bruit bizarre du modem, avait aussi son étrange poésie, qui ouvrait un nouvel espace de jeu et d’interprétation. Parfois même, cette lenteur nous alertait sur le fait qu’on était assis face à un ordinateur. Eh bien cette tortue a disparu.
Mais si l’Internet contemporain a un Baron Haussmann, c’est Facebook. Tout ce qui rend la flânerie possible – la solitude et l’individualité, l’anonymat et l’opacité, le mystère et l’ambivalence, la curiosité et la prise de risque – est attaqué par cette entreprise. Le problème est pour Morozov bien plus profond que le business modèle de Facebook (faire disparaître l’anonymat pour gagner de l’argent avec la publicité). Facebook semble croire que les étranges ingrédients qui rendent possible la flânerie doivent disparaître. “Nous voulons que tout soit social” a récemment dit Sheryl Sandberg, une des dirigeantes de Facebook. Les implications sont claires : Facebook veut construire un Internet où regarder des films, écouter de la musique, lire des livres et même surfer, n’est pas seulement un acte ouvert, mais un acte social et collaboratif.
Pourquoi cette peur de la solitude ? se demande Morozov. C’est l’idée que l’expérience individuelle est en quelque sorte inférieure à l’expérience collective, l’idée qu’aujourd’hui, on ne doit se préoccuper que de ce qu’on ne veut pas partager : tout le reste le sera automatiquement. A cette fin, Facebook encourage ses partenaires à construire des applications qui partagent automatiquement tout ce que nous faisons : les articles que nous lisons, la musique que nous écoutons, les vidéos que nous regardons (cela va sans dire que tout cela a aussi pour but d’aider à cibler la publicité). Si Facebook arrive à ses fins, toute l’actualité nous arrivera sans doute par là, sans même que nous ayons à quitter son espace confiné pour visiter le reste du web (c’est déjà le cas avec certains journaux comme le Guardian ou le Washington Post, lisibles depuis Facebook, sans qu’on ait besoin d’aller sur leurs sites). Ce que Robert Scoble, célèbre blogueur a décrit de la manière suivante : “Dans le Nouveau Monde, vous aurez juste à ouvrir Facebook pour que tout ce qui vous intéresse apparaisse sur l’écran”. Et c’est précisément cela qui tue la flânerie, pour Morozov : l’essence même de la déambulation du flâneur, c’est qu’il ne sait pas ce qui l’intéresse. Comme l’écrivait l’écrivain allemand Franz Hessel : “pour s’engager dans la flânerie, on ne doit rien avoir de trop défini à l’esprit”.
Selon Benjamin, la triste figure de l’homme-sandwich était la dernière incarnation du flâneur. En un sens, nous sommes tous devenus des hommes-sandwichs, marchant dans les cyber-rues de Facebook avec d’invisibles publicités sur nos êtres en ligne. La seule différence est que la nature numérique de l’information nous permet manifestement de consommer dans la joie des chansons, des films et des livres, tout en faisant la publicité.”
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 18 février 2012 était consacrée à comprendre l’implication du numérique sur la politique et notamment comment il transforme le travail, la production et la création, avec Marc Robert, directeur de la publication d’EcoRev’, Anita Rozenholc et Emmanuel Dessendier, qui ont piloté le numéro numéro 37 (été 2011) d’EcoRev’ sur les Réseau(x) et la société de l’intelligence : Le numérique sème-t-il la révolution ?

2012/02/14

De quoi notre connexion permanente nous déconnecte-t-elle?

La lecture de la semaine est un article de la revue américaine The Atlantic, on la doit à Jason Farman, qui est professeur d’études américaines à l’Université de Maryland. L’article s’intitule : “Le mythe de la vie déconnectée”.




“La nouvelle année est aujourd’hui bien entamée et beaucoup de gens ont déjà abandonné leur résolution de se déconnecter plus souvent de leurs outils numériques et de se reconnecter avec les personnes et les lieux qui les entourent.”
Et Jason Farman d’énumérer les moments et événements qui ont symbolisé l’an dernier notre besoin de déconnexion : la vidéo d’une femme tombant dans une fontaine parce qu’elle écrit un texto en marchant, une campagne contre l’usage du téléphone portable en voiture, etc. Mais surtout deux livres qui ont été des best-sellers de l’année 2011 aux Etats-Unis Alone Together, le livre de Sherry Turkle (voir une lecture précédente et notre article sur le sujet) et Hamlet’s Blackberry, celui de William Powers.



“Powers est devenu depuis l’emblème d’un mouvement appelé le “shabbat numérique”", explique Farman. “Chaque vendredi soir, lui et sa famille déconnectent leurs ordinateurs de l’internet pour le week-end, dans le but d’endiguer le sentiment toujours grandissant de surcharge informative. Pour Powers, le sentiment “d’affairement numérique” qui vient avec la surcharge informative rend superficielles notre réflexion et nos relations. Depuis la publication de Hamlet’s Blackberry, beaucoup de gens ont suivi ce mouvement et ont banalisé une partie de leur semaine, pendant laquelle ils débranchent l’internet et s’éloignent de leurs téléphones portables, de leur mail et de leurs comptes Facebook. Pour les défenseurs de ce shabbat numérique, le téléphone portable est le symbole parfait de cette vie toujours connectée qui mène au final à la déconnexion et à la distraction. Il incarne la surcharge informationnelle nécessairement produite par un média auquel on est sans cesse rivé, il incarne la déconnexion à notre environnement immédiat.”

Il s’agit là, selon Jason Farman, d’arguments familiers qui sont déjà apparus, sous une forme ou une autre, dans l’histoire des médias. Platon expliquait que l’écriture nous interdisait une vraie présence, celle qui existe dans les interactions en face à face. Depuis, peu de média ou de technologies émergentes ont échappé à une critique les accusant de nous déconnecter des personnes et des lieux qui nous entourent. Le chercheur Erkki Huhtamo en donne un exemple particulièrement frappant : au tournant du 19e siècle, en Angleterre, des gens ont été à ce point immergés dans leur kaléidoscope qu’ils étaient complètement déconnectés du monde qui les entourait. On appelait cela la “kaléidoscopemania”. Les gens étaient à ce point “hypnotisés par ce qu’ils voyaient à l’intérieur de leur tube à image qu’ils ne remarquaient même pas que d’autres hommes courtisaient leurs compagnes derrière leur dos”.

Au siècle suivant, le vélo est tombé sous le coup de la même critique. Les églises ont condamné ce nouveau mode de transport parce qu’il incitait les gens à s’extraire de leur environnement proche et à s’exposer aux dangers du monde extérieur : la promiscuité des cinémas par exemple. Peu après, l’automobile a aussi essuyé des critiques sur le fait qu’elle augmentait la distance sociale et promouvait une culture de la vitesse. A peu près au même moment, on se posait des questions similaires sur une autre technologie émergente, le téléphone : le téléphone rend-il les hommes plus actifs ou plus paresseux ? Le téléphone met-il fin à la vie domestique et la vieille pratique consistant à rendre visite à ses amis ? Telles étaient les questions qu’on se posait à l’époque.

Bien que les comparaisons historiques soient importantes pour contextualiser notre réaction culturelle aux technologies émergentes, il y a quelque chose d’unique dans nos outils numériques, en particulier dans les smartphones. Ces technologies semblent faire force de preuve pour ceux qui veulent nous déconnecter de la technologie. Comme Sherry Turkle l’avance dans son livre Alone Together, la connexion à nos outils entraine notre déconnexion à quelque chose d’autre, à quelqu’un d’autre, à un autre lieu. Cet écran “toujours allumé et toujours sur nous”, selon les termes de Turkle, est une fenêtre qui nous aspire vers un ailleurs.
Néanmoins, utiliser la déconnexion comme une raison de déconnecter simplifie singulièrement les usages complexes que nous faisons de ces technologies, explique Farman. Car nos outils mobiles peuvent aussi nous permettre d’approfondir notre connexion aux gens et aux lieux. Et Jason Farman donne des exemples d’usages ou d’applications qui font du téléphone mobile un moyen de connexion à son environnement le plus proche : l’importance du texto dans les groupes adolescents, des applications pour Smartphone agrègent et rendent disponibles l’histoire des lieux dans lesquels nous vivons, etc.

Conclusion de Farman, les défenseurs du shabbat numérique ont raison sur le constat – transformation du quotidien, perturbation des normes sociales, par l’intrusion dans nos vies des outils mobiles. Ils ont évidemment raison sur la distance qu’il faut entretenir à ces objets. Mais en les associant nécessairement à une incapacité à la vraie connexion, ils ratent la grande variété de nos usages, et le possible développement, grâce à ces outils, de relations profondes et vraies avec notre environnement.

Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 11 février 2012 était consacrée aux frontières de l’internet avec Bertrand de La Chapelle, diplomate, ambassadeur thématique pour la gouvernance internet de 2006 à 2010, directeur des programmes de l’Académie diplomatique internationale, membre du board des directeurs de l’ICANN, organisme américain qui gère les noms de domaine, un des principaux organes de gouvernance de l’Internet. Quel est le pouvoir des Etats sur l’internet ? Est-ce qu’il y a une diplomatie de l’internet ? En quoi elle consiste ? Avec quels acteurs ?