2011/03/21

“L’Internet, c’est fini” : la technologie est devenue le soubassement de nos vies

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article paru cette semaine dans le quotidien britannique The Guardian, article qui donne une interprétation tout à fait personnelle d’un événement qui a eu lieu aussi cette semaine à Austin, au Texas, la South By SouthWest Interactive Conference. On doit ce papier à Oliver Burkeman et il s’intitule : “The internet is over”“L’Internet, c’est fini”.




“Si mes petits enfants me demandent un jour où j’ai compris que l’Internet, c’était terminé, écrit Oliver Burkeman, je serai en mesure de leur apporter une réponse assez précise : c’était dans un restaurant mexicain, en face du cimetière d’Austin, au Texas, alors que j’avais déjà avalé la moitié d’un Tacos. Cela faisait deux jours que j’assistais à la South By Southwest Interactive, avec comme ligne de conduite de demander à chaque personne que je rencontrais, de manière peut-être un peu trop agressive, ce qu’elle faisait exactement. Qu’est-ce que “l’expérience utilisateur”, vraiment ? Qu’est-ce que c’est que la “gamification de la santé”, vraiment ? Qu’est-ce que c’est que la “stratégie du contenu” ? Mais qu’est-ce que c’est vraiment ? Le spécialiste de la stratégie des contenus qui était assis en face de moi à table a pris une gorgée de cocktail orange. Il m’a regardé légèrement exaspéré et il a dit : “eh ben, je crois qu’on peut dire que ça englobe à peu près tout.”

C’est là, selon le journaliste, l’obstacle fondamental qui empêche les néophytes de comprendre vers où regarde la culture technologique : de plus en plus, elle regarde dans toutes les directions. Tout ce que fabriquent ces gens dans les couloirs de la conférence, ce ne sont plus seulement des contenus qui transforment uniquement la part de notre vie que nous passons devant nos ordinateurs ou avec nos smartphones. On peut le voir sous l’angle technologique, mais aussi philosophique : tous ces gens annoncent la disparition de la frontière entre la vie en ligne et la vie réelle. Pour le dire avec une hyperbole journalistique, explique Burkeman, c’est la fin de l’époque où Internet était une chose à part et identifiable. “C’est ce que j’ai compris quand j’ai compris que cette conférence traitait d’à peu près tout.”

Depuis 1988 au moins on entend parler de ce moment de l’histoire numérique, dit le journaliste, depuis le jour où l’ingénieur de Xerox Mark Weiser a employé l’expression d’“informatique ubiquitaire” en faisant référence au moment où les outils et les systèmes seraient à ce point nombreux et invasifs que “la technologie deviendrait le soubassement de nos vies”. Et cela fait presque dix ans maintenant, ajoute Burkeman, que les épuisants marchands de technologies emploient le terme abstrait de “mobile” pour se référer à la fin d’une informatique qui se limiterait à nos bureaux. Mais l’arrivée d’un Internet vraiment ubiquitaire est quelque chose de nouveau, avec des implications qui sont à la fois exaltantes et sinistres – et d’une certaine manière, cela rend presque absurdes toutes les questions que l’on s’est posées à propos des technologies ces dernières années. Les réseaux sociaux ont-ils été la cause des révoltes arabes ? Le web nous distrait-il de la vie ? Les amitiés en ligne sont-elles aussi riches que celles qui ont lieu dans la vie réelle ? Quand les limites entre la réalité et le virtuel ont disparu, les défenseurs de l’une et l’autre thèse deviennent parfaitement anachroniques.

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Images provenant du flux FlickR du SXSW… Signalons que nombreux étaient les participants français à SXSW dont vous trouverez des comptes rendus par exemple sur le blog du Monde créé pour l’occasion, le FrenchSXSW, ou sur le blog de Marie-Catherine Beuth du Figaro

Et le journaliste du Guardian de faire un petit tour d’horizon de sur quoi il serait plus utile de s’interroger.
Le Web 3.0. L’expression est celle de Tim O’Reilly [en fait, celui-ci a plutôt parlé de web²], déjà à l’origine du web 2.0. Si le web 2.0 était le moment où les promesses collaboratives de l’Internet ont été remplies – à savoir quand les usagers ordinaires ne se sont plus contenté de consommer, mais qu’ils se sont mis à créer, avec des sites comme Flickr, Facebook ou Wikipédia -, le web 3.0, c’est le moment où ils oublient qu’ils sont en train de le faire. Quand le GPS, dans votre téléphone, relaie votre localisation à tous les services que vous aimez, quand Facebook utilise la reconnaissance faciale sur les photos qu’on y poste, quand vos transactions financières sont pistées. Là, quelque chose a changé qualitativement. Vous continuez à créer le web, mais vous n’en êtes plus conscients. “Le web devient le monde, explique Tim O’Reilly. Toute chose, et tout être humain deviennent des ombres informationnelles, projettent des données qui, si elles sont bien captées et intelligemment agencées, offrent d’extraordinaires possibilités.” Possibilités que le journaliste du Guardian trouve inquiétantes dans la mesure où l’on ne sait pas toujours avec qui on partage ces informations.

La “gamification”. Par ce mot, explique Burkeman, on désigne l’utilisation de procédés ludiques, provenant du jeu vidéo, pour garder l’attention et l’engagement de l’usager. Mais dans des secteurs qui n’ont plus rien à voir avec le jeu : l’éducation ou la santé par exemple. Si on comprend bien le principe, les choses deviennent très floues quand on entre dans le détail. Néanmoins, le journaliste cite quelques exemples qui le convainquent que cette tendance est une autre preuve du symptôme identifié : la fin d’une séparation entre la vie réelle et la vie en ligne.

Le dilemme du dictateur. Burkeman reprend là une expression de Clay Shirky, un des gourous d’Internet. Que veut dire Shirky avec cette expression “le dilemme du dictateur” ? Les régimes autoritaires, tout autant que leurs opposants, peuvent exploiter le pouvoir d’Internet concède Shirky, mais l’asymétrie est cruciale. L’Internet est une part à ce point envahissante de la vie des gens que bloquer certains sites – ou carrément fermer Internet comme ont récemment essayé de le faire les gouvernements de l’Egypte ou du Bahrein -peut se révéler parfaitement contre-productif, en augmentant la colère des opposants et en empirant la situation. “L’état ultime de la connectivité, explique Shirky, est ce qui fournit aux citoyens un plus grand pouvoir.”

Le biomimétisme arrive. Le biomimétisme, c’est chercher dans la nature les solutions qu’elle a trouvées à certains problèmes. L’idée n’est pas neuve, explique le journaliste, des architectes et des designers industriels l’ont eue depuis longtemps. Mais à Austin, Burkeman en a vu de multiples exemples : AskNAture, un moteur de recherche qui donne une solution naturelle à un problème (Comment flotter dans l’eau ? Comment se déplacer sur un sol instable ?…) ou Nissan, qui essaie de comprendre le système qui permet aux poissons de ne jamais se percuter pour l’appliquer aux ordinateurs de bord des voitures, ou encore Bank of England qui consulte des biologistes pour appliquer aux systèmes financiers les mécanismes d’immunité dont sont dotés les organismes.

Nous sommes faits pour l’impulsion. Jusqu’à très récemment explique le journaliste, le débat sur la distraction numérique était l’un des plus intéressants : il opposait des nostalgiques de la lecture des livres aux zélotes de la technologie. Mais la fusion du monde virtuel et du monde réel l’a rendu caduque et apporte une réponse simple : l’Internet nous distraie s’il nous empêche de faire ce que nous voulons vraiment faire. Si tel n’est pas le cas, il ne nous distrait pas.

En guise de conclusion, Burkeman explique qu’il y a malgré tout un danger à ce mélange de la vie en ligne et de la vie hors ligne, et il cite là Tony Schwartz, l’auteur de La façon dont nous travaillons ne marche pas : ce danger, c’est la tendance que nous avons à nous considérer comme des ordinateurs, en travaillant des heures d’affilée, sans pause et à grand renfort de café. Mais “nous ne sommes pas faits pour fonctionner comme des ordinateurs, dit Schwartz, nous sommes faits pour l’impulsion. En ce qui concerne la manière de gérer notre énergie, nous devons remplacer la perspective linéaire par une perspective cyclique. Nous vivons sur le mythe que la meilleure façon de travailler est de travailler des heures durant.” Or les recherches de Schwartz montrent que nous ne devrions pas travailler plus de 90 minutes d’affilée avant de nous reposer. Conclusion du journaliste du Guardian : “Quoique vous étiez imaginé de l’infiltration de la culture numérique dans tous les aspects de nos vies, au final, nous ne sommes pas des ordinateurs.”

Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
A l’occasion du Salon du livre, l’émission du 20 mars était consacrée au livre et à la littérature en compagnie d’Etienne Mineur et Bertrand Duplat des Editions Volumiques (voir la présentation d’Etienne Mineur à Lift), de Célia Houdart, auteure chez POL, et André Baldinger, concepteur visuel et typographe. Tous deux, avec d’autres, ont créé “Fréquences”, texte d’un genre nouveau à lire, regarder, écouter via une application pour iPhone, le “smartphone” développé par Apple.

2011/03/14

Technologies et prostitution

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article paru dans le numéro de février du magazine américain Wired. On le doit à Sudir Venkatesh, professeur de sociologie de l’université de Columbia, New York. Et l’article s’intitule : “Comment les technologies ont transformé la prostitution à New York ?”. Si cette question rejoint les questions qu’on se pose aujourd’hui, c’est parce qu’il en va d’abord de “la forme d’une ville”, comme dirait Baudelaire.




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Image : Evolution de la prostitution à New York entre 1991 et 2010 via Wired.

Venkatesh raconte dans son papier qu’il a commencé par s’intéresser aux effets qu’avaient sur la prostitution les efforts qui étaient fournis par les autorités locales pour ramener dans le centre de la ville les classes moyennes aisées, qui l’avaient largement désertée depuis des décennies. C’était en 1999. Sa question était : qu’advient-il des prostituées quand la gentrification les empêche de travailler dans la rue ? Son hypothèse était que la prostitution n’allait pas disparaître, mais qu’elle allait se transformer, et qu’il allait documenter l’apparition d’un nouveau marché du sexe en intérieur, dans lequel les filles des rues allaient laisser place à des professionnelles.

De fait, Venkatesh raconte avoir assisté à une transformation de la prostitution. Les prostituées de la rue ont laissé la place à des escort girls ou des hôtesses de salon de massage. Cela a eu pour effet de rendre le sexe tarifé plus cher, mais aussi, écrit-il avec quelques précautions, de le rendre plus respectable.
Et, ajoute Venkatesh, la technologie a joué un rôle fondamental dans ce changement. Aucun bourgeois respectable ne va trouver une fille en baissant la fenêtre de sa voiture et en la sifflant à un feu rouge. L’internet et les téléphones mobiles ont permis à ces travailleuses du sexe de professionnaliser leur pratique. Aujourd’hui, explique Venkatesh, elles peuvent contrôler leur image, fixer leurs prix, et éliminer les maquereaux, maquerelles et autres intermédiaires avec lesquels elles partageaient jadis leurs revenus. Mais, tout aussi intéressante, cette évolution a changé la provenance sociologique de ces prostitués du centre de New York. A mesure que le métier est devenu moins risqué et plus lucratif, explique encore Venkatesh, il a attiré des femmes de la classe moyenne à la recherche d’argent rapidement acquis et non imposable.

Avant de proposer quelques chiffres montrant comment cette nouvelle prostitution se distingue de l’ancienne, Venkatesh garantit le sérieux de sa méthode et tempère les bouleversements : “[mes travaux], prévient-il, montrent aussi que certaines choses n’ont pas changé : même si elles ne travaillent plus dans la rue, ces femmes le cachent à leur famille et subissent des viols.”
Dans les détails de cette étude, et en ce qui concerne particulièrement les technologies, on relève quelques faits intéressants.

Sur la manière dont les prostituées trouvent leur client, l’évolution est très nette, même dans les toutes dernières années. En 2003, 40 % des clients leur venaient des agences d’escorts. Ces agences, si elles sont prisées des hommes, parce qu’elles les rassurent et qu’elles leur fournissent de faux reçus qui permettent de justifier la dépense, ne sont pas appréciées des prostituées parce qu’elles prélèvent une part de leur revenu, c’est évident, mais aussi parce qu’elles ne garantissent pas pour autant plus de sécurité. Donc, si en 2003, 40% des clients provenaient des agences, cette part est tombée à 31 % en 2008. En 2003, les clubs de strip-tease apportaient un quart des clients, 5 ans plus tard, ce chiffre est tombé à 10 %. Et cette baisse concerne toutes les autres sources : les relations personnelles, les bars, les clubs, etc.

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Au profit de quoi, vous demandez-vous ? Eh bien de Facebook ! N’existant pas en 2003, Facebook représente, en 2008, un quart de l’apport en client. 83 % des prostituées interrogées par Venkatesh en 2008 ont un profil Facebook. Ce qui lui laisse penser que d’ici la fin 2011, Facebook deviendra la première source de recrutement de clients.
L’étude du sociologue de Columbia montre aussi que le web permet de contourner certaines difficultés du métier. Par exemple cette question des agences dont j’ai parlé plus haut. Comme les agences d’escorts rassurent les clients, beaucoup de prostituées créent sur l’internet une fausse agence avec des photos récupérées à droite et à gauche et y intègrent leur profil. Elles donnent l’impression au client d’appartenir à une structure, ça le rassure.
Ensuite, les technologies, ce sont aussi des objets et elles ont leur part dans le côté pratique du métier. Par exemple, les prostituées interrogées expliquent à Venkatesh qu’elles ont toujours deux téléphones mobiles sur elles. Il leur arrive souvent de s’en faire voler par un client qui cherche ainsi à affirmer son pouvoir et sa volonté de contrôle. Mais, sur aucun des deux téléphones, elles ne laissent la trace d’un contact. Ils doivent être vierges de toute information.

Autre détail intéressant : quel type de téléphone ces nouvelles prostituées ont-elles sur elles ? Le iPhone ne remporte que 20 % des parts de marché. La grande majorité, 70%, ce sont des Blackberries. Comment expliquer cette domination du Blackberry dans la population des prostituées du centre de NY ?
Parmi les actes ou objets qui font monter les prix d’une prostituée, ont expliqué ces femmes au sociologue, il y a des choses qu’on peut deviner (la blondeur, la taille des seins…) mais aussi, et c’est plus étonnant, la possession d’un BlackBerry. Symbolisant aux Etats–Unis la vie professionnelle, le BlackBerry rassure le client, lui laissant penser que la prostituée ne se drogue pas, et n’est pas malade. Une raison suffisante pour augmenter le tarif.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 12 mars était consacrée à “l’internet et la géographie : les imaginaires de l’espace”, en compagnie de Henri Desbois, maître de conférences en géographie à l’université Paris-X Nanterre, membre de l’équipe Réseaux, Savoirs & Territoires de l’Ecole nationale supérieure, auteur notamment de “Quand les cartes se numérisent” pour la revue Sciences Humaines.