2012/01/29

Le hoazin huppé

2012/01/23

Le risque de l’idéologie du groupe

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article du New York Times transmis par une aimable correspondante. Il s’intitule : “La domination de la nouvelle idéologie du groupe”, et on le doit à Susan Cain, auteure d’un ouvrage sur la question intitulé Quiet: The Power of Introverts in a World That Can’t Stop Talking (Silence : le pouvoir des introvertis dans un monde qui n’arrête pas de parler).



La solitude n’est plus à la mode, commence Susan Cain. Nos entreprises, nos écoles, notre culture sont esclaves d’une nouvelle idéologie qui postule que la créativité et l’efficacité naissent dans des lieux étrangement grégaires. La plupart d’entre nous travaillent en équipes, dans des open spaces, pour des chefs qui valorisent au-dessus de tout l’intelligence collective. Les génies solitaires sont bannis. Seul vaut le collaboratif.

Mais il y a un problème dans cette manière de voir, considère Susan Cain. Car les recherches montrent que les gens sont plus créatifs quand ils jouissent d’intimité et de tranquillité. Et, selon les travaux de deux psychologues, Mihaly Csikszentmihalyi (Wikipédia) et Gregory Feist, les gens les plus spectaculairement créatifs, dans des champs très différents, sont souvent introvertis – juste assez extravertis pour échanger et avancer des idées, mais ils se considèrent eux-mêmes comme indépendants et individualistes. L’une des explications est que les introvertis sont à l’aise dans le travail solitaire, et que la solitude est un catalyseur de l’innovation. Comme l’explique le grand psychologue Hans Eysenck (Wikipédia), l’introversion favorise la créativité en “concentrant l’esprit sur la tâche en cours, et évitant une dispersion de l’énergie sur les questions sociales et sexuelles sans lien avec le travail”. Le poète anglais William Wordsworth n’écrivit-il pas de Newton “A mind for ever / Voyaging through strange seas of Thought, alone” (”Un esprit à jamais / Voyageant à travers les mers étranges de la pensée, seul”) ?

Culturellement, explique Susan Cain, nous sommes à ce point fasciné par le charisme que nous ignorons la partie silencieuse du processus créatif. Dans le sillage de la mort de Steve Jobs, nous avons vu une profusion de mythologies expliquant le succès d’Apple. La plupart se concentraient sur le magnétisme surnaturel de Steve Jobs et avaient tendance à ignorer l’autre personnage crucial d’Apple : le bon et timide ingénieur, Steve Wozniak, qui travailla seul à une invention chérie, l’ordinateur personnel.
Susan Cain détaille un peu la manière solitaire dont Wozniak a inventé l’ordinateur personnel, mais surtout, elle le cite : “La plupart des inventeurs et des ingénieurs que j’ai rencontrés sont comme moi : ils vivent dans leurs pensées. Ils sont presque comme des artistes. En fait, les meilleurs d’entre eux sont des artistes. Et les artistes travaillent mieux tout seuls. Je vais vous donner un conseil : travaillez tout seul. Pas en groupe. Pas en équipe.”

Et pourtant, poursuit Susan Cain, la nouvelle idéologie du groupe a pris possession de nos lieux de travail. Presque tous les employés américains travaillent en équipe et près de 70 % des lieux de travail sont des open spaces, ce qui correspond, en 30 ans, à une diminution de plus d’un tiers de l’espace moyen alloué à chaque employé. Et Susan Cain de remarquer la même tendance dans les écoles et dans les institutions religieuses.
Pour Susan Cain, une certaine dose de travail d’équipe offre un moyen drôle, stimulant et utile pour échanger des idées, pour transmettre des informations et construire de la confiance. Mais, c’est une chose d’être associé à un groupe dans lequel chaque membre travaille de manière autonome sur sa propre pièce du puzzle, c’en est une autre d’être retenu dans des réunions sans fin et parqués dans des bureaux où rien n’isole des autres.
Une étude publiée sous le nom de The Coding War Games des consultants Tom DeMarco et Timothy Lister a comparé le travail de 600 développeurs de 92 entreprises. L’étude a montré que les gens d’une même entreprise avaient sensiblement les mêmes performances, mais qu’il y avait d’énormes différences entre les entreprises. Et ce qui distinguait les développeurs de ces entreprises n’était pas l’expérience ou le salaire. C’était l’intimité sur le lieu de travail et la tranquillité.

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Image : CC. Somewhere Not Here par Mitchell Joyce.

Beaucoup d’études montrent aussi que les sessions de brainstorming sont le pire moyen de stimuler la créativité. Et plus le groupe est élargi, moins les performances sont bonnes. Les raisons à cela : les gens ont tendance à laisser travailler les autres, ils s’imitent instinctivement les uns les autres et oublient leurs propres opinions.
Mais il existe une exception à cela : le brainstorming électronique, où des groupes nombreux peuvent se montrer plus performants que des individus, et où plus le groupe est nombreux, meilleure est la performance. La protection que représente l’écran atténue les problèmes posés par le travail en groupe. C’est pourquoi l’internet a produit de si merveilleux travaux collectifs. Marcel Proust disait de la lecture qu’elle était un “miracle de communication au milieu de la solitude”, et ce que l’internet est aussi. C’est un lieu où l’on peut être seul ensemble – et c’est précisément ce qui lui donne toute sa force.
L’article se prolonge, mais c’est là une conclusion intéressante pour nous.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 21 janvier 2012 était consacrée à J’ai débranché, le nouveau livre de Thierry Crouzet et à la SOPA, la PIPA et l’affaire MegaUpload en compagnie de Maxime Rouquet, coprésident du Parti Pirate français.

2012/01/19

2012/01/17

L’accès à l’internet n’est pas un droit de l’homme

La lecture de la semaine, il s’agit d’une lettre envoyée par Vinton Cerf au New York Times et publiée début janvier sous le titre “L’accès à l’internet n’est pas un droit de l’homme”. Pour saisir la portée de ce propos, il faut se souvenir que Vin Cerf (Wikipédia), co-inventeur du protocole TCP/IP, est à ce titre l’un des créateurs de l’Internet.




“Des rues de Tunis jusqu’à la place Tahrir, et encore au-delà, commence Cerf, les manifestations qui ont eu lieu l’an dernier se sont organisées sur Internet et sur les nombreux outils en interaction avec l’internet.

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Il n’est donc pas surprenant qu’elles aient soulevé la question de savoir si l’accès à l’internet est, ou devrait être, un droit de l’homme ou un droit civique. Ce problème est particulièrement prégnant dans les pays dont les gouvernements empêchent l’accès à l’internet dans le but de réprimer les manifestants. En juin, citant les soulèvements au Proche-Orient et au Maghreb, un rapport des Nations-Unies (.pdf) alla jusqu’à déclarer que l’internet était “devenu un outil indispensable pour le respect de toute une catégorie de droits de l’homme”. Ces dernières années, des cours de Justice et des Parlements, dans des pays comme la France et l’Estonie, ont considéré l’accès à l’internet comme un droit de l’homme.

Mais l’argument, même s’il est bien intentionné, passe à côté d’une donnée importante : la technologie est un facilitateur de droits, pas un droit en-soi. Pour que quelque chose soit considéré comme un droit de l’homme, les critères sont exigeants. En gros, cette chose doit appartenir à ce dont les hommes ont besoin pour vivre en bonne santé et librement, comme l’interdiction de la torture et la liberté de conscience. C’est une erreur de faire entrer une technologie dans cette magnifique catégorie, le risque étant d’attribuer de la valeur au mauvais objet. Par exemple, fut un temps où ne pas avoir de cheval rendait difficile de faire sa vie. Mais le droit important dans ce cas était le droit à faire sa vie, pas celui de posséder un cheval. Aujourd’hui, si on m’attribuait le droit de posséder un cheval, je ne sais pas bien où je le mettrais.

Le meilleur moyen de décrire les droits de l’homme est d’identifier les résultats que nous voulons obtenir. Soit, des libertés cruciales comme la liberté d’expression et la liberté d’accès à l’information – et celles-ci ne dépendent d’aucune technologie en particulier et sont valables à toute époque. Cela dit, même le rapport des Nations-Unis, largement salué parce qu’il déclarait l’accès à internet comme un droit de l’homme, reconnaissait que l’internet valait comme moyen d’atteindre une fin, pas comme fin en soi.
Qu’en est-il alors du fait de déclarer que l’accès à l’internet est, ou devrait être, un droit civique ? Le même raisonnement s’applique : l’accès à l’internet n’est encore qu’un moyen d’obtenir quelque chose qui le dépasse. Même si, je le concède, l’argument du droit civique est plus fort que celui du droit de l’homme. Les droits civiques, après tout, diffèrent des droits de l’homme parce qu’ils nous sont conférés par la loi, et qu’ils ne nous sont pas intrinsèques par la seule vertu de notre humanité.

Alors que les Etats-Unis n’ont jamais décrété que tout le monde avait “droit” à un téléphone, nous n’en sommes pas loin avec la notion de “service universel” – l’idée que le service téléphonique (comme l’électricité, et aujourd’hui l’internet) doit être accessible jusque dans les régions les plus reculées du pays. Quand on accepte cette idée, on est tout près de considérer l’accès à internet comme un droit civique, car assurer l’accès relève de la politique gouvernementale.

Cependant, tous ces arguments philosophiques négligent une question fondamentale : la responsabilité qu’ont les créateurs de ces technologies eux-mêmes de soutenir les droits de l’homme et les droits civiques. L’internet a offert une plateforme largement accessible et égalitaire de création, de partage et d’information, et ce, à une échelle planétaire. Résultat, il existe de nouvelles manières pour les gens d’exercer leurs droits humains et civiques.
Dans ce contexte, les ingénieurs ont non seulement l’obligation impérieuse de donner du pouvoir aux utilisateurs, mais aussi l’obligation d’assurer la sécurité des usagers des réseaux. Ce qui signifie par exemple de protéger les usagers contre les dangers spécifiques que sont les virus et les vers qui envahissent en silence leurs ordinateurs. Les technologistes devraient œuvrer dans ce but. Ce sont les ingénieurs – et nos associations professionnelles et les institutions responsables des standards – qui créent et rendent pérennes ces nouvelles aptitudes. De la même manière que nous cherchons à perfectionner la technologie et ses usages dans la société, nous devons être conscients de nos responsabilités civiques, en plus de notre expertise technique. Améliorer l’internet n’est qu’un moyen, quoiqu’important, d’améliorer la condition humaine. Cela doit être fait en considération des droits humains et civiques qui méritent respect – sans prétendre que l’accès en soi relève de ces droits.”
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 14 janvier 2012 était consacrée à un quinquennat de politique numérique avec Andréa Fradin et Guillaume Ledit, journalistes à Owni, pour leur livre numérique à paraître aujourd’hui, intitulé Partis en ligne qui fait le point sur les rapports qu’entretiennent les deux premiers partis politiques français, à savoir l’UMP et le Parti Socialiste, avec le numérique.

2012/01/10

Comment Luther est devenu viral





Dans le cadre de sa lecture de la semaine sur Internet Actu, Xavier de La Porte propose un article passionnant de l’hebdomadaire britannique The Economist, intitulé “Comment Luther est devenu viral”.

C’est un récit qui nous est familier : après des décennies de grogne, une nouvelle forme de média donne aux opposants à un régime autoritaire le moyen de s’exprimer, de déclarer leur solidarité et de coordonner leurs actions. Le message protestataire se répand de manière virale dans les réseaux sociaux et il devient impossible de passer sous silence le poids du soutien public à la révolution. La combinaison d’une technologie de publication améliorée et des réseaux sociaux est un catalyseur pour le changement social, là où les efforts précédents avaient échoué. C’est ce qui s’est produit pendant le printemps arabe. C’est aussi ce qui s’est passé pendant la Réforme, il y a près de 500 ans, quand Martin Luther et ses alliés se sont emparés des nouveaux médias de leur temps – les pamphlets, les balades, et les gravures sur bois – et les ont fait circuler dans les réseaux sociaux pour promouvoir le message de la réforme religieuse.
Les chercheurs ont longtemps débattu de l’efficacité relative des médias imprimés, de la transmission orale et des images dans le soutien populaire à la Réforme. Certains ont mis en avant le rôle central de l’imprimerie, une technologie relativement neuve à l’époque. D’autres ont relevé l’importance des prêches et des autres formes de transmission orale. Plus récemment, les historiens ont mis en valeur le rôle des médias comme moyens de signaler et de coordonner l’opinion publique pendant la Réforme.




Printemps arabe, Réforme : une même appropriation médiatique

Aujourd’hui, l’Internet offre une nouvelle perspective dans ce débat au long cours, en soulignant que le facteur primordial n’était pas l’imprimerie elle-même (dans le paysage depuis 1450), mais plus largement le système des médias se partageant le long des réseaux sociaux – ce qu’on appelle aujourd’hui les “médias sociaux”. Luther, comme les révolutionnaires arabes, a compris très vite les dynamiques du nouvel environnement médiatique et a vu comment il pourrait y faire circuler son message.
Le début de la Réforme est en général daté du jour où Luther a cloué ses “95 thèses sur la puissance des Indulgences” sur la porte de l’église de Wittenberg, le 31 octobre 1517. Ces “95 thèses” étaient des propositions écrites en latin dont il voulait discuter, selon la coutume académique de l’époque, dans un débat ouvert au sein de l’université. Luther, alors obscur théologien, était outré par le comportement de Johann Tatzel, un frère dominicain qui vendait des indulgences dans l’intention de lever des fonds pour le projet de son patron, le Pape Léon X : la reconstruction de la basilique de Saint-Pierre de Rome. Cette manière de commercialiser sa place au Paradis était pour Luther le symptôme d’une nécessaire et conséquente réforme. Clouer une liste de propositions sur la porte d’une église était une manière habituelle d’annoncer un débat public.



Bien qu’écrite en latin, ces “95 thèses” causèrent un émoi immédiat, d’abord dans les cercles académiques de Wittenberg, puis plus loin. En décembre 1517, des éditions imprimées de ces thèses, sous la forme de pamphlets et de feuilles volantes, apparurent simultanément à Leipzig, à Nuremberg, à Bâle, aux frais d’amis de Luther à qui il avait envoyé des copies. Des traductions en allemand, qui pouvaient être lues plus facilement par un public plus large, suivirent rapidement et se répandirent dans les territoires de langue allemande. Un ami de Luther estima qu’il fallut 14 jours pour que les propositions soient connues dans toute l’Allemagne et quatre semaines pour qu’elles soient familières à toute la chrétienté.

“Elles ont été imprimées et ont circulé bien au-delà de mes attentes”

La diffusion rapide, mais non intentionnelle des “95 thèses” alerta Luther sur la manière dont les médias passant d’une personne à l’autre pouvaient atteindre une vaste audience. “Elles ont été imprimées et ont circulé bien au-delà de mes attentes”, écrit Luther en mars 1518 à un éditeur de Nuremberg qui avait publié la traduction allemande des thèses. Mais écrire en latin savant et les traduire ensuite en allemand n’était pas la meilleure manière de les adresser à un public plus large. Luther écrivit qu’il aurait “parlé très différemment et plus distinctement s’il avait su ce qui allait se passer”. Pour la publication, quelques semaines plus tard, de son “Sermon sur les Indulgences et la Grâce”, il passa à l’allemand, évitant le vocabulaire régional pour s’assurer que ses mots seraient compréhensibles dans toute l’Allemagne. Le pamphlet, un succès immédiat, est considéré par beaucoup comme le point de départ de la Réforme.
L’environnement médiatique que Luther s’est montré particulièrement habile à maîtriser avait beaucoup en commun avec l’écosystème numérique d’aujourd’hui, ses blogs, ses réseaux sociaux et ses discussions. C’était un système décentralisé dans lequel les participants s’occupaient de la distribution, décidaient collectivement des messages à diffuser en priorité grâce au partage et à la recommandation. Les théoriciens des médias modernes parleraient d’un public connecté, qui ne fait pas que consommer l’information. Luther a donné le texte de son nouveau pamphlet à un ami éditeur (sans aucun échange d’argent), puis a attendu qu’il se répande dans le réseau des lieux où on l’imprimait en Allemagne.


A la différence des livres plus gros, qu’il fallait des semaines et des mois à produire, un pamphlet pouvait être imprimé en un ou deux jours. Les copies de la première édition, qui coûtaient à peu près le prix d’un poulet, se diffusaient d’abord dans la ville où elles étaient imprimées. Les sympathisants de Luther les recommandaient à leurs amis. Les libraires en faisaient la promotion et les colporteurs les transportaient. Les vendeurs itinérants, les marchands et les prêcheurs emportaient alors des copies dans d’autres villes et si elles suscitaient un intérêt suffisant, des imprimeurs locaux produisaient leur propre édition, par lot de 1 000, dans l’espoir de tirer profit du buzz. Un pamphlet populaire se répandait ainsi rapidement sans l’implication de l’auteur.

Pamphlet, like et retweet

Comme avec les like de Facebook et les retweet de Twitter, le nombre de réimpressions sert d’indicateur de popularité d’un sujet. Les pamphlets de Luther étaient les plus recherchés ; un contemporain a noté qu’ils “n’étaient pas tant vendus qu’arrachés”. Son premier pamphlet en allemand, le “Sermon sur les indulgences et la Grâce” a été réimprimé 14 fois dans la seule année 1518, à 1 000 exemplaires à chaque fois. En tout, entre 6 000 et 7 000 pamphlets furent imprimés pendant la première décennie de la Réforme, plus d’un quart étaient les textes de Luther. Même s’il était l’auteur le plus prolifique et le plus populaire, il y en avait beaucoup d’autres, dans les deux camps.
Se mettre dans l’état de suivre et de discuter cet intense échange de points de vue, dans lequel chaque auteur citait les mots de son adversaire dans le but de les contredire, a conféré aux gens un sens nouveau de la participation à un débat à la fois vaste et distribué. Beaucoup de pamphlets invitaient le lecteur à discuter leurs contenus avec d’autres lecteurs et à les lire à haute voix pour les illettrés. Les gens lisaient et discutaient les pamphlets chez eux avec leur famille, en groupe avec leurs amis, dans des auberges et des tavernes. Les pamphlets de Luther étaient lus dans des boulangeries du Tyrol. Dans certaines villes, des guildes entières de tisserands ou de tanneurs apportèrent leur soutien à la Réforme, ce qui prouve que les idées de Luther s’étaient propagées dans les manufactures. Le Roi d’Angleterre Henri VIII lui-même apporta sa contribution en co-écrivant avec Thomas More une attaque contre Luther.


Les mots ne furent pas les seuls à voyager dans les réseaux sociaux pendant l’époque de la Réforme, la musique et les images aussi. Les balades de circonstance, comme le pamphlet, étaient une forme relativement récente de médium. Elles consistaient en une description poétique, et souvent exagérée, des événements du temps, sur un ton familier qui pouvait facilement être retenu et chanté avec les autres. Ces balades mélangeaient délibérément une mélodie pieuse avec des paroles profanes. Les paroles étaient distribuées sous la forme de feuilles imprimées, avec une note indiquant sur quel ton elles devaient être chantées. Une fois apprises, elles pouvaient se répandre parmi les illettrés grâce à la pratique du chant en groupe. Les réformés autant que les catholiques firent usage de cette nouvelle manière de diffuser l’information pour attaquer l’adversaire.
Les gravures sur bois furent une autre forme de propagande. La combinaison de dessins osés et de courts textes, imprimés comme sur une feuille, pouvaient porter des messages aux analphabètes et servaient de supports visuels aux prêcheurs. Luther nota que “sans images on ne peut ni penser ni comprendre quoi que ce soit”.
Sous l’afflux de ces pamphlets, de ces balades et de ces gravures, l’opinion publique vira en faveur des thèses de Luther. Et ce, malgré les efforts de la censure et les tentatives des catholiques pour les noyer sous la diffusion de leurs propres thèses. Pour user d’une expression contemporaine, le message de Luther est devenu viral.

Mécanisme collectif de signalement

Durant les premières années de la Réforme, exprimer son soutien à Luther par le prêche, par la recommandation d’un pamphlet ou le chant d’une balade hostile au Pape était dangereux. En réprimant rapidement les cas isolés d’opposition, les régimes autocratiques découragent leurs opposants à s’exprimer et se mettre en rapport les uns avec les autres. Il y a obstacle à l’action collective quand les gens sont insatisfaits, mais pas certain que leur insatisfaction soit suffisamment partagée, c’est ce qu’a remarqué Zeynep Tufekci (blog), une sociologue de l’université de Caroline du Nord, à propos du printemps arabe. Les dictatures égyptiennes et tunisiennes, explique-t-elle, ont survécu si longtemps parce que malgré la haine de beaucoup pour ces régimes, ils ne pouvaient être certains que cette haine était partagée. Cependant, avec les troubles du début 2011, les sites des médias sociaux ont permis aux gens de signaler leur préférence à leurs pairs, en masse et rapidement, dans une “cascade informationnelle” qui a rendu possible l’action.
Il se passa la même chose avec la Réforme. La popularité des pamphlets en 1523-1524, très majoritairement en faveur de Luther, a joué le rôle d’un mécanisme collectif de signalement. C’est ce qu’écrit Andrew Pettegree, spécialiste de la Réforme à l’université de Saint-Andrew : “ce fut la surabondance, la cascade de titres, qui a créé l’impression d’une marée, d’un mouvement imparable de l’opinion – les pamphlets et leurs acheteurs ont ensemble créé l’impression d’une force irrésistible.” Bien que Luther avait été déclaré hérétique en 1521, et que posséder ou lire ses travaux fût cause de bannissement de l’Église, un mouvement de soutien populaire a évité son exécution et la Réforme s’est installée dans une bonne partie de l’Allemagne.
La société contemporaine a tendance à se considérer comme meilleure que les précédentes, et les avancées de la technologie renforcent ce sentiment de supériorité. Mais l’Histoire nous enseigne qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Robert Darnton, historien à Harvard et spécialiste des réseaux de diffusion de l’information dans la France pré-révolutionnaire, explique que “les merveilles des technologies de la communication du présent ont produit une conscience faussée du passé – et même l’idée que cette communication n’avait pas d’histoire, ou n’avait à être considérée comme vraiment importante avant l’époque de la télévision et d’internet.” Les médias sociaux ne sont pas sans précédents : et même, ils s’inscrivent dans une longue tradition. Les réseaux numériques d’aujourd’hui sont peut-être plus rapides, mais il y a 500 ans, le partage de médias pouvait déjà aider à précipiter une révolution. Les systèmes de média sociaux contemporains ne font pas que nous connecter les uns aux autres : ils nous relient aussi à notre passé.

Article initialement publié sur Internet Actu sous le titre “Comment Luther est devenu viral”
Illustrations via Wikimedia Commons [Domaine Public]