2010/12/20

La sérendipité est-elle un mythe ?

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article paru le 27 novembre dernier dans TechCrunch, sous la plume de Henry Nothaft, qui est le co-fondateur d’une entreprise qui développe un assistant personnel virtuel pour les contenus Web. Ce papier s’intitule “Le mythe de la sérendipité”.



Selon l’auteur, un des concepts les plus intéressants ayant émergé ces derniers temps dans les médias et les nouvelles technologies est celui de sérendipité. Voici comment il définit le terme de sérendipité : “le fait de montrer aux gens ce qu’ils n’étaient pas conscients de chercher”. Je me permets juste une incise : cette définition de la sérendipité est assez étrange. On aurait plutôt tendance à considérer la sérendipité comme un effet du hasard : je cherche quelque chose et, par hasard, je tombe sur autre chose qui m’intéresse aussi (Wikipédia). Or pour l’auteur, la sérendipité est quelque chose de provoqué, d’organisé.
serendipity


Image : pour Google, Serendipity est un film, une romance de 2001 signée Peter Chelsom avec Kate Beckinsale et John Cusack. Encore un hasard, pas nécessairement heureux.

L’auteur remarque l’utilisation tous azimuts de cette notion de sérendipité, tout le monde s’en réclamant. Google d’abord, et Faceboook ensuite. Avec un changement de paradigme important selon Nothaft : la recherche sous égide de Google répondait à notre attente de trouver le plus précisément ce que nous cherchions. Mais les algorithmes de pertinence sociale de Facebook nous amènent à la découverte de contenus plus personnalisés, une découverte fondée sur les relations humaines (les gens que nous connaissons et ce qu’ils sont en train de lire, regarder ou faire) : “Je dirais que nous sommes en train de voir notre principale interaction avec le web passer de la recherche à la découverte.” Une formule qui n’est pas inintéressante.
Pour en revenir à la notion de sérendipité, Nothaft reprend une définition donnée par Jeff Jarvis qui la réduit à une “pertinence inattendue”. Tout le problème étant alors, pour celui qui veut organiser la sérendipité, de savoir évaluer cette pertinence.
L’auteur se propose de définir quatre constructions possible de la sérendipité – chacun ayant des pour et des contre.
  • La sérendipité éditoriale : c’est la forme la plus ancienne, le fait de combiner des articles que nous savons vouloir lire (l’actualité du jour) avec des articles inattendus (des portraits, des critiques gastronomiques…). En ce sens, tout journal ou agrégateur de contenu fonctionne ainsi. Le côté positif, c’est que le caractère humain de cette sérendipité éditoriale (le fait que ce soit quelqu’un qui décide des contenus et de leur organisation) produit, de fait, une flexibilité dans nos intérêts. Le côté négatif, c’est que cette sérendipité éditoriale est le fruit des intérêts de quelqu’un d’autre, ou au mieux, de la perception que se fait cette personne des intérêts de son public. Ce qui n’est pas toujours fiable. C’est ce qu’on voit dans les journaux.

  • La sérendipité sociale : La plus grande part des contenus que nous découvrons aujourd’hui nous provient de ce que notre réseau d’amitié virtuelle partage en ligne. Cette manière d’accéder à l’information par des voies sociales est tout à fait valable, non seulement pour rester à la page, mais parce que ce qui intéresse nos amis est censé nous intéresser. L’avantage de cette sérendipité sociale est que notre environnement social a toujours été le premier critère pour nous définir nous-mêmes et pour définir nos intérêts. L’inconvénient est que ce type de sérendipité étant par définition publique, elle est une projection de nous-mêmes vers les autres, elle est une image de la manière dont nous voudrions être perçus par les autres. Par ailleurs, le fait que ces réseaux ne regroupent que des gens dont a priori nous partageons les intérêts contredit le but de la sérendipité, qui est la surprise et le plaisir d’une découverte inattendue. Les exemples de cela, ce sont Facebook et Twitter.

  • La “sérendipité crowdsourcée” : Faisant le pont entre la sérendipité éditoriale et la sérendipité sociale, la pertinence obtenue par le crowdsourcing repose sur le plus grand dénominateur commun. Certes, elle nous permet d’être au courant de qui est le plus populaire ou ce dont on parle le plus, mais elle n’est en aucun cas personnalisée. L’aspect positif, c’est la composante virale, c’est la manière dont elle nous met en contact avec ce qui se dit dans la population. Son côté négatif, c’est son manque de précision et son utilité limitée.

  • La sérendipité algorithmique : A l’opposé de la sérendipité éditoriale, la sérendipité algorithmique est la plus dure à obtenir, mais la plus prometteuse en termes d’innovation. A partir d’une base de données, le contenu est personnalisé pour fournir l’information et le contenu qui sont recherchés, mais aussi d’autres contenus pertinents et reliés à nos intérêts, avec différents degrés de flexibilité qui sont définis par des informations données par l’utilisateur soit activement, soit passivement. Son avantage, c’est de replacer l’usager au centre de la définition de la pertinence. La livraison des contenus émane de l’usager, que ce soit consciemment ou à partir de comportements antérieurs. Son inconvénient, c’est le risque de perdre de vue l’aspect humain, quelle que soit la finesse de l’algorithme. Et pour l’instant, les algorithmes ne sont pas assez fins.
L’auteur conclut en dénonçant ce qu’il appelle le mythe du sweet spot (on pourrait traduire par le “bon endroit”). Pour lui, le défi qui est lancé à tout type de sérendipité, c’est l’idée qu’il y aurait un “bon endroit”. Bien sûr, il est possible d’affiner les intérêts des utilisateurs et trouver le point d’équilibre de la pertinence. Mais en aucun cas cet équilibre n’est stable ou définitif. Nos intérêts évoluent sans cesse, et en temps réel. Le contenu que je veux, et mieux encore, celui que je ne sais pas encore vouloir, sont une proposition en changement constant et qui dépend d’un grand nombre de facteurs. La pertinence dépendra de la prise en compte du contexte. L’impossibilité d’une compréhension complète de toutes les subtilités d’un contexte, qui en plus évolue dans le temps, rend impossible une sérendipité parfaitement pertinente. Reconnaître que la sérendipité est une cible mouvante est ce qui est le plus sûr pour espérer atteindre un instant fugace de pertinence.

Je trouve ce texte assez incroyable. Non par la taxinomie des sérendipités qu’il propose, qui est intéressante. Ce texte est incroyable, car il montre bien comment une idée, assez belle, assez poétique, peut être détournée. La sérendipité, cette idée de la trouvaille qui est le fruit du hasard, du détour, de l’erreur, la sérendipité a été réactivée par les premiers temps du web comme un élément de sa poésie et de la fascination qu’il pouvait exercer. Que cette sérendipité ne soit plus quelque chose qui échappe, mais au contraire quelque chose d’organisé, que des entreprises utilisent cette notion pour désigner, dans les faits, le résultat d’un profilage réussi est un retournement qui, je l’avoue, me déprime.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 19 décembre 2010 était consacrée à l’inconscient du web en présence de Yann Leroux, psychanalyste et blogueur.
Voir également : “A propos de la sérendipité”, par Rémi Sussan.

2010/11/29

Demain, les réseaux sociaux d’objets

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article du New York Observer qui date de début novembre, article que l’on doit à Ben Popper et qui s’intitule “Créer le Facebook des objets”.



L’article commence très à l’américaine, le journaliste raconte être assis en face d’une jeune entrepreneure du nom de Joe Einhorn, dans son bureau. Ils discutent. Soudain, Einhron regarde l’anneau que le journaliste porte au doigt et lui demande : “Qu’est-ce que c’est que ça ?”. Le journaliste explique porter à son majeur la réplique d’une vieille chevalière gravée des initiales de son grand-père. Le grand-père qui avait perdu l’original avait donc fait faire une réplique, avant de retrouver la bague quelques années plus tard. La réplique fut offerte à Ben Popper pour l’anniversaire de ses 25 ans. A ce récit, et tout en faisant tourner l’anneau dans la paume de sa main, Joe Einhorn répond : “Vous voyez, ça dit beaucoup d’une personne”.
“Pour Einhorn, reprend Popper, chaque objet a une provenance, une histoire, qui exercent un attrait puissant sur les gens qui l’entourent. Mettre tout çà dans une base de données numérique, pense-t-il, donnerait un nouveau visage au Web.”

“Google, poursuit le journaliste, a créé le plus gros moteur de recherche du monde en trouvant la meilleure manière de classer les relations entre les milliards de pages qui constituent le Web. Facebook est devenu le plus gros réseau social au monde en construisant le système permettant de comprendre le mieux les identités et les relations des gens qui utilisent le Web. Une base de données qui permettrait aux usagers d’identifier et de chercher tous les objets du monde serait aussi élémentaire, et aussi profitable. Au lieu de seulement cataloguer leurs amis sur Facebook, les usagers pourraient commencer à construire aussi l’inventaire de leurs biens. En lien avec cela, serait inévitablement inclus le fait de pouvoir partager, échanger, vendre ou acheter.”

“Je vois les objets comme au dernier territoire vierge de l’espace numérique”, explique Joe Einhorn.
Et son projet, c’est de conquérir ce territoire. Ce projet a un nom -Thing daemon -, le démon des objets, raccourci en Thingd. Un démon est un programme informatique qui fonctionne en arrière-plan, que l’on nomme ainsi en référence au concept grec. Pour les Anciens, un démon était ce qu’on ne voyait pas, mais qui était toujours présent et toujours au travail. Le démon est une partie du plan de Einhorn pour construire la base de données mondiale des objets. Les programmes qu’il est en train de développer avec son équipe parcourent le web en continu, examinant les images, identifiant les objets en se fondant sur les textes qui l’entourent, sur les tags, mais aussi sur la forme, la taille et la couleur des images elles-mêmes. “Nous avons des centaines de millions d’objets dans notre base de données, explique Joe Einhorn, et nous en ajoutons plus de deux millions par semaine.”

thingdaemon
Image : Homepage de l’un des services de Thing Daemon.

Mais, remarque le journaliste, une base de données n’est pas très intéressante, ni même efficace, s’il n’y a pas quelque chose au-dessus d’elle, et si les gens ne se mettent pas à l’utiliser. L’interaction humaine autour de ces objets est ce qui pourra élever Thing deamon au dessus de Google et d’Amazon et aidera le logiciel à identifier de manière plus sûre les éléments et les marques.
Le but, explique Einhorn, est de suivre le modèle de Facebook. “Nous devions d’abord avoir une base de données solide. Maintenant, nous sommes prêts à commencer la construction de la plateforme.” Et Einhold a déjà développé deux plates-formes. The Fancy, un site qui s’intéresse à la mode, permet aux usagers de taguer les objets, et manifestement, le site a du succès. Un autre Plastastic, va tenter de provoquer le même enthousiasme chez les collectionneurs de jouet. Un site sur les comics va bientôt être mis en ligne. Et Einhorn pense rapidement permettre aux gens de créer des applications ou des sites autour des objets qui sont contenus dans la base de données.
Pour penser ce travail de mise en relation sociale des objets, Einhron a reçu le soutien de Jack Dorsey et Chris Hughes qui ont participé respectivement à la fondation de Twitter et de Facebook. C’est dire que ce n’est pas un petit projet.

Il faut attendre la fin du papier pour comprendre à quel type de relations sociales pense Einhorn quand il pense à des liens qui passerait par les objets : “Qui peut dire comment on devrait être relié les uns aux autres ? demande-t-il au journaliste de The Observer. Ce n’est pas aussi simple que le fait de bien aimer quelqu’un et d’en faire son ami. Le commerce est le coeur de beaucoup de ces relations et ça complique tout.”
L’anecdote finale est tout aussi ambiguë : Einhorn raconte au journaliste un article qu’il a lu récemment.
L’article raconte l’histoire d’un tableau qui est tombée derrière un canapé. Bien des années après, la famille bouge les meubles, et regarde le tableau avec un nouvel oeil. D’éminents historiens de l’art y voient un Michel-Ange, qui vaut probablement des millions. Pour Einhorn, il est évident que le vieux canapé est un acteur de l’histoire aussi intéressant que l’inestimable tableau.”

Quelques mots sur ce papier. A première vue, je trouve l’idée d’un Facebook des objets assez belle et même, une sorte d’équivalent numérique du “Parlement des choses”. Chez Bruno Latour, le “Parlement des choses” était, ou serait, le moyen de donner une représentation politique aux choses. Je trouve assez belle l’idée d’utiliser le modèle de Facebook pour donner une sorte de sociabilité aux objets, de pouvoir cartographier le réseau d’un objet, c’est-à-dire aussi une sorte d’histoire et de géographie de ces objets. Avec ce paradoxe, mais qui n’est qu’apparent, que le numérique, qui est souvent dénoncé comme lieu d’une dématérialisation, soit le lieu qui permette cela. Mais je n’ai pas l’impression que le projet soit vraiment celui-là. En fait, je ne comprends pas bien l’idée. Est-ce qu’il s’agit de faire sortir les objets du rapport strictement matérialiste que nous entretenons avec eux ? Pourquoi pas. Ou est-ce qu’il s’agit de passer par les objets pour créer un vaste réseau social (ou une multiplicité de réseaux sociaux de niche) qui dépasse Facebook parce qu’au fond, selon Einhorn, le plus fort rapport que les hommes entretiennent entre eux passe par les objets, leur échange et leur commerce ? Ce qui serait une hypothèse assez déprimante.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 28 novembre 2010 était consacrée au Net(art) avec le sociologue Jean-Paul Fourmentraux, qui vient de publier Art et internet, les nouvelles figures de la création et à “la modélisation des imaginaires”, du nom de la Chaire d’enseignement et de recherche que vient d’inaugurer Pierre Musso.

2010/11/16

Little Brothers contre Big Brother

La lecture de la semaine il s’agit d’une tribune parue dans le New York Times le 17 octobre dernier. On la doit à Walter Kirn : Walter Kirn n’est pas journaliste, c’est un romancier et critique littéraire américain. Son papier est intitulé “Little Brother is watching”, “Little Brother vous regarde”.



“Dans le 1984 de George Orwell, commence Walter Kirn, le but des technologies de la communication était brutal et direct : assurer la domination de l’Etat. Les sinistres “télécrans” placés dans les foyers, et directement contrôlés par l’Etat, vomissaient la propagande et organisaient la surveillance d’une population réduite à la passivité. Face à une surveillance de tous les instants, les gens n’avaient pour solution que d’atténuer au maximum leur comportement, dissimuler leurs pensées et être des citoyens modèles.

Il s’avère aujourd’hui, poursuit Kirn, que ce scénario était vieillot, grossièrement simpliste, et profondément mélodramatique. Comme Internet le prouve chaque jour, ce n’est pas à un Big Brother sombre et monolithique que nous avons affaire, mais à une longue cohorte de fringants Little Brothers, équipés d’outils auxquels Orwell n’aurait jamais rêvé et qui ne servent aucune autorité organisée. L’invasion de la vie privée – celle des autres, mais aussi la nôtre, quand nous tournons nous-mêmes les objectifs sur nous pour attirer l’attention par tous les moyens – s’est démocratisée.

Pour Tyler Clementi, l’étudiant de la Rutgers University qui s’est récemment suicidé après qu’une vidéo de ses ébats a été postée sur le Web (voir l’histoire racontée sur Slate), Little Brother a pris la forme d’un colocataire indiscret doté d’une webcam. Le voyeur n’avait pas d’autre agenda que la bêtise juvénile, mais son action a eu des conséquences plus violentes que l’espionnage oppressif d’une dictature. Le colocataire a, semble-t-il, agi sous l’impulsion, au moins au départ, et sa transgression ne pouvant pas être anticipée, elle a laissé sa victime sans défense. Clementi, à l’inverse du Winston Smith d’Orwell, qui se cachait des télécrans dès qu’il le pouvait et qui avait compris que le prix de son individualité était une autocensure et une vigilance continuelles, n’avait aucun moyen de savoir que les murs avaient des yeux. L’observateur invisible non plus ne pouvait anticiper la conséquence ultime de son intrusion.

Dans 1984, l’abolition de l’espace privé faisait partie d’une politique générale alors qu’aujourd’hui, elle n’est le plus souvent qu’un effet secondaire d’une bonne humeur en réseau. L’âge de la “vidéo virale”, quand les images d’une tranche de vie peuvent faire le tour du globe en une nuit, fait surgir l’anarchiste en chacun de nous. Parfois, les résultats sont opportuns, bénins, et l’intrus fait une faveur à son sujet en lui garantissant par exemple une popularité instantanée.
Il arrive aussi, bien sûr, que Little Brother rende un vrai service à la société en braquant les projecteurs sur l’Etat et en permettant de surveiller les surveillants.

Dans l’Youtube-topie post-idéologique qu’Orwell ne pouvait pas prévoir, l’information s’écoule dans toutes les directions et le fait comme il lui plaît, pour le meilleur et pour le pire, en ne servant aucun maître et n’obéissant à aucun parti. Les télécrans, petits, mobiles et ubiquitaires, semblent par moment fonctionner indépendamment, dans des buts qui leur sont propres et qui demeurent mystérieux.

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Ce matin, raconte Walter Kirn, quand je me suis assis à mon bureau et que j’ai allumé mon ordinateur pour me mettre au travail, j’ai été distrait par une histoire qui racontait qu’une caméra de Google Street View montrait les images d’un corps gisant ensanglanté dans une rue du Brésil. J’ai cliqué sur le lien, incapable de faire autrement, et est apparue cette image affreuse. Pendant un instant, je me suis senti voyeur, et spirituellement sali par ce que je voyais. L’instant d’après, je regardais la météo et mes mails.

Big Brother lui-même n’était pas aussi insensible. Lui au moins avait un mobile pour espionner : maintenir l’ordre, consolider ses positions et éteindre les rebellions éventuelles. Mais moi, et les innombrables autres Little Brothers, nous n’avons aucune notion très claire de ce que nous cherchons. Une fugace sensation d’omnipotence ? Les gratifications d’une vaine curiosité ? Notre circulation constante dans les images volées, tantôt comme consommateurs, tantôt comme producteurs (mais y a-t-il encore une différence significative entre les deux ?) ajoute encore à cette histoire insensée. Est-ce tragique ? Parfois.

Notre société est fragmentée, infiniment divisée en parties hostiles et continuellement remuée de l’intérieur par ces mêmes technologies qui, dans le roman d’Orwell, assuraient une stabilité terne et sourde. D’une certaine manière, sa vision cauchemardesque de la surveillance d’Etat était cosy et rassurante en comparaison de ce que nous vivons. Big Brother étouffait la dissidence en poussant à la conformité ses sujets effrayés, mais ses offenses étaient prévisibles et l’on pouvait s’en débrouiller. Qui plus est, ses assauts contre la vie privée laissaient intact le concept même de vie privée, autorisant la possibilité qu’un renversement du pouvoir permet aux gens de retrouver leur vie privée.

Little Brother ne nous offre pas la même chance, en grande partie parce qu’il réside à l’intérieur de nous et non pas dans des quartiers généraux retirés et bien surveillés. Dans ce nouveau et chaotique régime où les objectifs et les micros sont dirigés dans toutes les directions et tenus par toutes les mains – ce qui nous permet des les pointer sur nous-mêmes aussi bien que sur un autre -, les sphères du privé et du public sont si confondues qu’il est plus facile de considérer qu’il n’existe plus qu’une seule et unique sphère. Sans lieu pour se cacher, il faut sans cesse jouer un rôle, et laisser de côté ces notions vieillottes de discrétion et de dignité. Si Tyler Clementi s’était souvenu de cela – qu’il fallait livrer sa vie personnelle à la machine et assumer, avec Shakespeare, que le monde est une scène – il aurait haussé les épaules à sa mésaventure et fait de son existence un reality show. Il aurait invité Little Brother dans sa chambre au lieu de choisir de se retirer de la seule manière qu’il croyait possible.”

Telle est la conclusion assez déprimante de cet article du New York Times. Ce que Walter Kirn appelle “Little Brother” avec, il faut le dire, un sens assez aigu de la formule, d’autres l’appellent sousveillance et il est notable que l’idée fasse son chemin. Ils sont de plus en plus nombreux (comme Jean-Gabriel Ganascia) à dénoncer cette surveillance horizontale. Et ça n’est pas sans poser problème. S’il paraît assez évident qu’une surveillance de tous par tous, avec la possibilité de rendre publique en une seconde tout acte de l’autre, est assez effrayante, je m’inquiète tout autant de la tendance qu’il y a à considérer cette menace comme plus forte, et plus présente, que la menace plus classique de la surveillance par en haut. Tendance dont cet article est reflet le plus parfait, quand Kirn explique que la surveillance d’Etat apparaît désormais comme “cosy et rassurante”. Nous vivons dans un pays, et il n’est pas le seul, où le nombre de fichiers augmente sans cesse, où l’on peut manifestement faire écouter des journalistes sans que cela ne concerne le Président de la République et dans ce pays, il faudrait plus craindre le téléphone portable de son voisin. Je ne suis pas certain. Je ne crois pas, à l’inverse de Walter Kirn, que les Little Brothers soient plus inquiétants qu’un Big Brother. Je ne crois pas qu’il faille instaurer une hiérarchie des dangers, tant les mobiles, moyens et conséquence de l’un et de l’autre sont distincts. Au risque d’oublier que la sousveillance est aussi, malgré toutes les dérives possibles, un outil de lutte contre la surveillance.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 14 novembre 2010 était consacrée au journalisme de données en compagnie de Caroline Goulard, cofondatrice d’Actuvisu.fr et de Dataveyes, start-up de visualisation interactive de données, Nicolas Kayser-Bril, responsable du data-journalisme sur Owni.fr et Jean-Christophe Féraud, chef du service high-tech et média du quotidien Les Échos et auteur du blog Sur mon écran radar.