2010/09/20

L’attention, une valeur culturelle et sociale

La lecture de la semaine, il s’agit de notes prises à partir d’une intervention Tiziana Terranova, qui enseigne les media studies à l’Université de East London. Cette intervention avait lieu dans le cadre de la conférence Paying Attention qui a eu lieu en Suède début septembre organisé par l’European Science Foundation pour laquelle un blog a été mis en place pour rendre compte des différentes interventions… Je remercie Laurence Allard, qui vient régulièrement dans Place de la toile, d’avoir attiré mon attention, sur ce texte.


L’attention, note Terranova, est devenue un motif récurrent des débats sur l’économie numérique, c’est même devenu un sujet central. Un argument revient selon elle : grâce à sa capacité à produire – et reproduire – sans travail supplémentaire et à faire circuler sans coût, le numérique est à l’origine d’une abondance d’informations qui est à la base d’une nouvelle économie. Mais cela ne va pas sans nouveaux problèmes. Si l’information est abondante, elle risque de perdre toute valeur.
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Et Terranova de citer un texte de l’économiste Herbert Simon (Wikipédia) datant de 1971 : “Ce que l’information consomme est assez évident : l’information consomme l’attention de ceux qui la reçoivent. Du même coup, une grande quantité d’information créée une pauvreté de l’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention entre des sources très nombreuses au milieu desquelles elle pourrait se dissoudre.”
Selon Terranova, ce raisonnement est devenu un “régime de vérité”. L’attention est désormais une antithèse à la force de travail. Car si la force de travail est pléthorique et donc peu chère – Terranova cite Michael Goldhaber (blog) qui pense que la somme totale de l’attention humaine est intrinsèquement limitée – donc rare. Si l’on suit ce raisonnement, l’économie de l’attention est un système qui fonctionne en recherchant et en achetant ce qui est intrinsèquement limité et irremplaçable : à savoir l’attention d’autres êtres humains.
L’économie de l’attention joue comme une force économique dans la mesure où elle affecte la motivation de l’être humain, conçu alors comme un être qui par essence calcule et évalue sans cesse le coût et la valeur de l’information. Le corollaire de cela est le développement de tout un champ de recherche qui relie les neurosciences et l’économie.
Avant les années 60, l’attention était mesurée à travers des sens comme l’audition et la vision faciles à évaluer. Or aujourd’hui, la recherche scientifique sur le cerveau a développé des techniques de mesure de l’activité cérébrale pour comprendre comment fonctionne cette attention.
Beaucoup de commentateurs se sont emparés de tout cela. Nicholas Carr, le bien connu contempteur d’Internet (qui selon lui nous rendrait stupide) mêle des arguments provenant des neurosciences aux discours sur la valeur de l’attention (voir notre récente lecture sur le dernier livre de Carr, The Shallows). Selon Carr, l’usage des nouveaux médias reformate les parcours neurologiques du cerveau, de la même manière que le mutlitasking (le fait de faire plusieurs choses en même temps) et le fait d’utiliser des moteurs de recherche produisent une modification de l’activité cérébrale. L’exposition aux nouveaux médias implique selon Carr un remodelage de l’activité cérébrale. Elle rend les cerveaux des individus plus rapides, capables d’effectuer plusieurs tâches en même temps, mais elle les rend moins capables d’attention profonde. Pour Carr, les nouveaux médias ont un coût pour le cerveau. Si l’on suit cet argument, chaque fois que notre attention change d’objet, il y a un coût biologique pour notre cerveau. Selon l’argument de Carr, d’une certaine manière, l’industrie consomme le consommateur.
Dans cette vision, l’attention est considérée comme une rareté qui peut être échangée et comme une aptitude biologique. Elle est abordée sous le double angle de l’économie et des neurosciences. Or, selon Tiziania Terranova, il s’agit d’une conception restrictive de l’attention, car elle ne peut pas être séparée de sa source subjective. Elle fait un détour par Marx et Gabriel Tarde pour montrer que s’il est important de s’intéresser à la vie du cerveau, ce doit être pour redonner de la force aux valeurs de culture et de social, ces deux valeurs n’étant pas à la périphérie, mais au coeur, de ce que l’on doit considérer pour comprendre l’économie de l’attention.
L’attention est une ouverture vers l’extérieur. Il s’agit d’une rencontre qui s’effectue dans la relation : l’attention est construite conjointement par le sujet, en corrélation avec le cerveau, le corps et la myriade de connexions dans lesquelles nous sommes pris.
En conclusion, Tiziana Terranova pose que l’attention n’est pas seulement le résultat du fonctionnement d’un cerveau individuel, comme les neurosciences semblent le dire, elle ne peut pas non plus être réduite à un bien échangeable. L’attention, selon elle, est un processus dans lequel la production de valeur est inséparable de la production de subjectivité. Elle est le produit de l’invention et de la diffusion de désirs, de croyances, et d’affects qui nous sont communs.
J’avoue que le raisonnement de Tizinia Terranova est abstrait, d’ailleurs je ne suis pas certain d’en avoir saisi tous les détails. Néanmoins, je trouve intéressant que sa tentative d’interroger ce lieu commun de l’attention, fondement de cette nouvelle économie de l’attention dont on nous bassine partout, et il faut avouer que sa volonté de sortir cette question des deux champs qui l’ont accaparée, à savoir les neurosciences et l’économie, pour en faire une valeur culturelle et sociale, cette volonté, même si on n’en perçoit pas encore tous les aboutissants, est assez stimulante.

Xavier de la Porte

L’émission du 19 septembre 2010 était consacrée à la manière dont le numérique reconfigure notre intimité, dans un long et passionnant entretien avec Stefana Broadbent, ethnographe numérique que nous avions vu à Lift, responsable HCI chez IconMedialab et qui tient l’excellent Usage Watch.

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