2012/09/18

Cartographie numérique : à travers l’oeil de qui regardons-nous le monde ?



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La lecture de la semaine est un article paru dans le quotidien britannique The Guardian le 28 août dernier, on le doit à Oliver Burkeman (@olivierburkeman) et on pourrait lui donner comme titre : “comment les cartes numériques changent notre manière de voir le monde”.

Burkeman commence par relever l’omniprésence des cartes numériques dans nos vies et le fait qu’elles gagnent toujours en précision. A tel point qu’un historien de la cartographie de l’Université de Londres, Jerry Brotton, explique : “Honnêtement, je pense que nous assistons, en ce qui concerne la fabrication des cartes, à un changement plus profond que celui qu’a connu la Renaissance en passant des manuscrits à l’imprimerie”. Le passage à l’imprimerie, reprend Burkeman, a ouvert les cartes à un public plus nombreux. Le passage à la cartographie numérique accélère et étend cette ouverture, mais il transforme aussi le rôle que les cartes jouent dans notre vie.

L’idée d’une carte du monde à l’échelle 1, qui reproduise tout ce qu’il contient, est un motif vénérable en littérature, qui apparaît dans les œuvres bien connues de Lewis Carroll et Borges. Dans Harry Potter, il existe une carte qui montre ce que tous les gens du royaume sont en train de faire à chaque instant. Or, avec ce que nous prépare Google par exemple, ces cartes fictionnelles semblent beaucoup moins absurdes. Mais le niveau de détail n’est qu’une des manières qu’a la cartographie de changer. La distance qui existe entre consulter une carte et interagir avec le monde décrit par cette carte diminue chaque jour. Les lunettes Google, encore au stade de prototype aujourd’hui, peuvent projeter directement dans votre périmètre visuel l’adresse du restaurant que vous êtes en train de regarder, ou des critiques le concernant, qu’est-ce que le mot “carte” signifie alors ?

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Image : Pour The Atlantic, Alexis Madrigal est allé discuté avec les ingénieurs de chez Google Maps pour comprendre le travail qu’ils avaient encore à accomplir pour améliorer leurs cartographie, comme c’est le cas sur cette carte, qui montre en rose, certains problèmes évidents : zones non cartographiées, non recoupement entre la carte et la géolocalisation…

En un sens, cartographier est l’essence de Google. L’entreprise aime parler de services comme Google Maps ou Google Earth comme s’ils étaient juste cools et sympas – une sorte d’extra, comme une récompense pour leur fonction première, le moteur de recherche. Mais un moteur de recherche est, en un sens, la tentative de faire la carte du monde de l’information – et quand vous pouvez combiner le monde conceptuel avec le monde géographique, les opportunités commerciales explosent. La recherche d’un restaurant, d’un médecin, ou d’un taxi a plus de sens, et ouvre à de plus grandes possibilités publicitaires, quand elles sont opérantes du point de vue géographique. Et il y a là quelque chose de plus important, quelque chose d’excitant, ou de troublant selon le point de vue : dans un monde de smartphones équipés de GPS, quand vous consultez une carte, vous ne consultez pas seulement les bases de données de Google ou d’Apple, vous vous ajoutez vous-mêmes à ces données.

Quelles informations ces entreprises collectent, ce qu’elles en font, tout cela est en débat. Mais on saisit facilement le calcul qu’elles font du point de vue commercial. Plus votre téléphone sait avec exactitude où vous êtes, plus la publicité qui vous arrive peut être ciblée. Bien sûr, Google et Apple insistent sur le fait qu’ils ne sont pas intéressés par les données individuelles : la valeur commerciale réside dans les modèles détectables dans l’agrégation des données. Mais ça n’est pas complètement rassurant. Car l’idée que quelqu’un d’autre apprenne des choses sur vous n’est pas nécessairement l’implication la plus dérangeante de cette nouvelle génération de cartes. Plus troublante est l’idée que les cartes de Google et Apple ne feraient pas qu’observer nos vies, mais elles viendraient à jouer directement un rôle dans leur cours.

La vraie question, selon Burkman est : qui contrôle les filtres par lesquels nous allons passer pour percevoir la réalité ? C’est là le cœur du problème. On peut supposer que les cartes sont objectives : que le monde est là, dehors, et qu’une bonne carte est celle qui le représente avec exactitude. Mais ça n’est pas vrai. Chaque kilomètre carré de la planète peut être décrit d’une infinité de manières : ses caractéristiques naturelles, la météo, son profil socio-économique ou ce que vous pouvez acheter dans les magasins qui s’y trouvent. Traditionnellement, ce qui se reflétait dans les cartes était les intérêts des états et de leurs armées, parce que c’étaient eux qui fabriquaient les cartes, et que leur premier usage fut militaire (si vous aviez les meilleures cartes, vous aviez une bonne chance de gagner la bataille).

Aujourd’hui, le pouvoir s’est déplacé. “Toute carte, explique une autre cartographe, est une manière pour quelqu’un de vous faire regarder le monde à sa manière.” “Que se passe-t-il quand nous en venons à regarder le monde, dans une certaine mesure, à travers les yeux de grandes entreprises californiennes ? Il n’est pas nécessaire d’ être conspirationniste ou anticapitaliste de base, pour se demander quelles sont les voies subtiles par lesquelles leurs valeurs ou leurs intérêts façonnent petit à petit nos vies.”
Xavier de la Porte
“Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 15 septembre 2012 était consacrée à Marshall McLuhan (Wikipédia) à l’occasion de la parution en français de son premier livre La mariée mécanique en compagnie de Bruno Patino (@brunopatino) directeur général de France Télévision et auteur avec Jean-François Fogel d’Une presse sans Gutenberg (2005), ainsi que de Vincenzo Susca, chercheur en sciences sociales au Centre d’étude sur l’actuel et le quotidien de La Sorbonne Paris 5, ainsi qu’au McLuhan Programm in Culture and Technology de l’Université de Toronto. Il dirige la revue Les cahiers européens de l’imaginaire qui a consacré un dossier de son numéro 3 à McLuhan.

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