2010/11/08

Quand nos gadgets connaîtront nos émotions

La lecture de la semaine, il s’agit, cela faisait longtemps, du dernier édito de Clive Thompson dans la magazine américain Wired. Il est intitulé : “des gadgets qui savent ce que nous ressentons”.



Beverly Woolf, commence Thompson, est une chercheuse en informatique qui étudie l’enseignement par ordinateur. Elle crée des logiciels intelligents capables de s’adapter automatiquement à la vitesse d’apprentissage de l’élève. Ces programmes marchent plutôt bien : les enfants qui utilisent ces autotuteurs en math progressent beaucoup plus vite que les autres.
Cependant, il y a un problème : les autotuteurs n’arrivent pas à déceler si l’élève est fatigué ou déçu. Un enseignant normal le perçoit immédiatement et peut intervenir. Woolf a donc décidé de s’attaquer à ce problème en créant un ordinateur qui puisse sentir les émotions de l’élève.
Elle a donc équipé les ordinateurs de détecteurs d’expression capable de suivre le regard de l’élève. Elle a installé des capteurs sur les chaises pour détecter la posture des enfants et a fourni aux élèves des bracelets mesurant la réponse énergétique sur la peau. Si le logiciel d’enseignement identifie une perte d’intérêt chez l’élève, il donne un encouragement, change de problème ou en donne un plus facile, comme le ferait un enseignant humain.
emotiondeseleves

Images : Comprendre l’émotion des élèves avec les autotuteurs du Centre pour la connaissance de la communication de Beverly Woolf. Image extraite d’une des communications de l’auteur.

Et ça marche. Le logiciel arrive dans 80 % des cas à identifier l’émotion des élèves et à la fin d’une leçon de 15 minutes, les utilisateurs de ces autotuteurs sont trois fois plus engagés et concentrés que des enfants qui ont travaillé sur des ordinateurs qui ne sont pas équipés.
Si un élève est émotionnellement troublé ou s’il est frustré, il n’apprendra pas”, explique Woolf. “Si nous voulons donc avoir des tuteurs qui soient performants et intelligents, il faut qu’ils soient capables de percevoir ces états.”
Bonne idée. Et pourquoi s’arrêter là ? se demande Thompson. Je pense, ajoute-t-il, que tous nos logiciels et tout notre matériel informatique fonctionneraient mieux s’ils comprenaient nos émotions. Il faut une “émo-révolution” high-tech.
Aujourd’hui, les ordinateurs se comportent comme des domestiques limités et maladroits, avides de rendre service, certes, mais échouant par absence de tout sens commun émotionnel. C’est particulièrement notable dans la manière dont le logiciel vous interrompt : vous avez finalement réussi à vous concentrer sur un problème, vous êtes dans le truc et “ding”, retentit l’alerte e-mail.
Eric Horvitz, poursuit Thompson, est chercheur chez Microsoft, il a passé des années à développer une Intelligence artificielle qui puisse prévenir cet inconvénient. En observant tout, de votre agenda au bruit ambiant dans votre bureau, le logiciel décide si c’est le moment de vous interrompre. Si vous êtes occupé, il repousse l’alerte à plus tard et attend un nouvel e-mail avant de se décider à faire retentir l’alerte. En ce moment, la technique d’Horvitz fait fonctionner un assistant virtuel en 3D qui est posté à l’extérieur de son bureau et fait savoir aux visiteurs s’il est occupé ou pas.

Un logiciel sensible à l’émotion peut vous faire gagner du temps, il pourrait aussi vous sauver la vie. Clifford Nass, un expert en interaction homme-machine de l’université de Stanford, a créé un véhicule qui analyse les modèles de conduite pour reconnaître quand son conducteur devient trop nerveux au volant. Les conducteurs en colère ont un champ de vision restreint, la voiture le sachant, elle peut compenser en attirant l’attention sur des risques de collision potentielle provenant des côtés.
Des projets comme ceux-ci sont encore dans les laboratoires. Mais ils ne devraient pas y rester longtemps, parce que les gadgets d’aujourd’hui – en particulier les smartphones – sont pleins de technologies qui sont mures pour la détection des émotions : les capteurs de mouvement qui savent si vous êtes en train de courir à toutes jambes ou d’être tranquillement assis, ou le GPS qui peut dire si vous êtes dans votre bureau ou dans un bar.
Evidemment, il n’est pas toujours facile de trouver la manière de répondre aux émotions. C’est même un problème pour beaucoup d’être humains. Mais si on y parvient, je prédis, conclut Clive Thompson, que nous verrons très vite apparaître toute une moisson de nouveaux services : des lecteurs MP3 qui adaptent leur playlist à votre humeur, des téléphones qui retiennent les textos si vous êtes dans une conversation en tête à tête particulièrement intense. Nos ordinateurs sont restés des robots trop longtemps ; il est temps qu’ils s’adoucissent.”

Voilà pour le dernier édito en date de Clive Thompson dans Wired. Au départ, je me suis dit que j’allais vous le lire pour mettre fin à une série de textes assez critiques, je me suis dit qu’il fallait réinsuffler un peu d’optimisme technologique, et dans ce cas, c’est souvent dans Wired qu’on le trouve. Mais au fur et à mesure de la traduction de ce papier de Thompson, l’enthousiasme a laissé place à un léger malaise. Puis un malaise carrément lourd. Car je ne suis pas du tout certain que l’horizon imaginé par Clive Thompson soit désirable. Au fond, je n’aime pas l’idée que nos technologies soient en phase avec nos émotions. Qu’un tuteur automatique sache s’adapter à la capacité de l’attention de l’élève pourquoi pas, mais que mon lecteur MP3 établisse une playlist en fonction de ce qu’il interprète de mon état émotionnel, ou que mon téléphone croie savoir quand il peut me signaler les textos arrivant, je ne suis pas sûr que ce soit souhaitable. Et même, je trouve plus intéressant dans le rapport à la technologie les deux attitudes que sont la volonté (je peux éteindre mon téléphone si je veux être tranquille, je peux choisir moi-même d’écouter Barbara si j’ai envie de pleurer) ou le hasard (un texto arrive quand il arrive, la fonction random du lecteur MP3 choisit des musiques au hasard). Je ne vois pas comment la machine pourrait savoir mieux que moi ce qui est bon pour moi. Parce qu’il ne me semble pas y avoir de corrélation automatique entre un état émotionnel et un désir. La tristesse n’entraîne pas forcément l’envie d’écouter Barbara, ça peut être l’inverse exact. Bref, savoir ce qui est bon pour nous est l’apprentissage d’une vie, je ne vois pas comment la machine pourrait être programmée à la savoir. Sauf à devenir une sorte de parent qui décide pour son enfant en fonction de ce qu’il croit être son bien, et qui décide le plus souvent en fonction de ce qu’il considère comme devant être la norme. Mais là, c’est encore un autre problème.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 7 novembre 2010 était consacrée au thème “Vivons-nous vraiment une révolution ?” en compagnie de Dominique Cardon, auteur de La Démocratie internet, parue au Seuil, et de Christophe Deshayes, co-auteur avec Michel Berry des Vrais révolutionnaires du numérique, paru aux éditions Autrement.

No comments: