2010/11/02

Programmer ou être programmé ?

Program-webLa lecture de la semaine, il s’agit du résumé d’une intervention orale (vidéo) donnée par Douglas Rushkoff (blog) lors d’une conférence qui avait lieu le 14 octobre dernier. Douglas Rushkoff est un essayiste américain, écrivain, conférencier, il est connu pour la dizaine de livres qu’il a écrits, notamment sur la question des nouveaux médias, ses idées le rapprochant des mouvements cyberpunk et de l’open source. Le titre de cette intervention “Programmer ou être programmé” est également le titre de son dernier livre (Amazon).

“Quand je regarde le monde, commence Rushkoff, quand je regarde l’économie, la religion, la politique ou les entreprises, j’ai le sentiment que nous tentons de faire fonctionner notre société sur des codes obsolètes, sur des logiciels – et je ne parle pas seulement des logiciels qui sont dans nos ordinateurs, mais aussi des logiciels sociaux – sur des logiciels que nous avons hérité de systèmes dont nous n’avons plus aucun souvenir. Ces logiciels sont parfaitement inappropriés à ce qu’il faut faire, à ce que nous voulons faire. Et si nous ne pouvons pas comprendre ces programmes, les programmes qui sont dans ordinateurs, nous n’avons aucune chance de comprendre les programmes qui sont à l’extérieur de nos ordinateurs. Si nous ne pouvons pas voir à l’intérieur de l’ordinateur, on ne se rendra jamais compte que le monde extérieur fonctionne sur des codes obsolètes.”






D’où l’énoncé de sa thèse : “Si vous n’êtes pas un programmeur, vous êtes programmé. C’est aussi simple que cela”.

A l’appui de cette thèse, Douglas Ruskhoff se lance dans une rapide histoire de l’humanité, vue à travers l’évolution des médias. “Au début étaient des gens qui vivaient dans un monde dont ils ne connaissaient pas les règles et qui essayaient de faire de vagues prédictions… Vinrent l’écriture, un alphabet et des textes, on ne dépendait donc plus de prêtres qui lisaient pour nous, nous avons pu fabriquer nos propres mots. Puis, arriva l’imprimerie, qui en théorie nous permettait de ne plus dépendre que de quelques scribes, et donnait à tous la possibilité d’écrire. Et enfin, nous avons aujourd’hui l’ordinateur qui bien sûr ouvre à tous la possibilité de programmer la réalité.”

Mais, dans les faits, explique Rushkoff, ce n’est pas ce à quoi nous assistons.
Il poursuit : “Nous avons eu des textes, l’alphabet, et quelle société en a résulté ? Des gens sont allés sur les places publiques pour faire la lecture aux autres. Nous avions la capacité de lire, nous avions la technologie pour cela, et cela ne changea rien au fonctionnement qui avait prévalu auparavant. Même chose avec l’imprimerie. Est-ce que tout le monde est devenu écrivain avec l’imprimerie ? Non. Nous avons eu une civilisation de lecteurs, où seule une élite écrivait.

Maintenant, nous avons l’ordinateur. Est-ce que cela a construit une civilisation de programmeurs ? Non. Non avons une civilisation de blogueurs. Nous avons aujourd’hui la capacité d’écrire, mais nous ne savons pas programmer. Nous nous contentons d’écrire dans la case que nous offre Google.”
Rushkoff en tire comme conclusion qu’à chaque irruption d’un nouveau média, la civilisation donne l’impression de rester un pas en arrière, d’être en retard d’une génération au moins. A chaque fois, le phénomène est le même : des possibilités énormes sont offertes par un nouveau média et seule une élite apprend vraiment à l’utiliser.

“Et aujourd’hui, c’est plus important encore que ça ne l’a jamais été. Je le dis, affirme Douglas Rushkoff, programmer est plus important que savoir utiliser l’imprimerie. Le texte nous a donné le judaïsme, l’imprimerie nous a donné le protestantisme, qu’est-ce que nous donnera l’ordinateur ?”

“Nous vivons un moment extraordinaire, poursuit Ruskhoff, où il est possible de programmer l’argent, où il est possible de programmer la société. Mais pour faire cela, nous devons comprendre à la fois les programmes que nous utilisons, et les codes et les symboles avec lesquels nous travaillons, et nous devons comprendre ensuite comment tout cela se lie. Si nous ne construisons pas une société qui sait au moins qu’il y a quelque chose qui s’appelle la programmation, nous finirons par ne pas être les programmeurs, mais les utilisateurs, ou, pire, les utilisés.”

Telle est la conclusion de ce prêche de Douglas Rushkoff. On peut sourire du ton et des raccourcis historiques, il n’empêche qu’il n’est pas le seul, ni le premier, à défendre cette idée. Il y a dix ans déjà, Lawrence Lessig disait à peu près la même chose dans son très beau texte “code is law”, “le code est la loi”. L’apprentissage de la programmation informatique comme outil d’émancipation, comme une nouvelle alphabétisation qui permettrait à chacun de comprendre, et d’intervenir dans le monde qui l’entoure, voilà un programme politique qu’il ne serait pas inintéressant de voir apparaître en 2012.
Xavier de la Porte

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 31 octobre 2010 était consacrée à Wikileaks avec Olivier Tesquet et Pierre Romera d’Owni qui ont développé une application pour parcourir, évaluer, classer les milliers de documents secrets de l’armée américaine mis en ligne par le site Wikileaks, ainsi qu’à l’internet et l’imaginaire du voyage en compagnie de Stéphane Hugon, sociologue, chercheur au Centre d’Etude sur l’Actuel et le Quotidien à la Sorbonne où il enseigne la sociologie de l’imaginaire. Il est l’auteur de Circumnavigation, L’imaginaire du voyage dans l’expérience Internet, livre dans lequel il s’interroge sur les raisons pour lesquelles internet a été accueillie avec autant de facilité, aussi vite, et par un nombre aussi considérable de gens. Son hypothèse : l’expérience d’internet mobilise des imginaires présents dans notre modernité, à commencer par l’imaginaire du voyage, de la flânerie, du vagabondage… Si Internet bouleverse, s’il modifie profondément notre rapport au temps, à l’espace, au sujet, c’est parce qu’il prolonge ces imaginaires ancrés dans notre histoire culturelle.

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