2011/05/30

Pourquoi 600 millions de personnes se sentent à l’aise dans l’esprit de Mark Zuckerberg ?

La lecture de la semaine n’est pas une lecture, mais plutôt une théorie, dont je ne sais pas si elle est légèrement délirante ou très banale. Mais je vous la livre : mercredi aux alentours de 18h, j’ai compris Facebook, je veux dire que j’ai vraiment compris ce que c’était que Facebook.




Pourquoi mercredi aux alentours de 18h ? Parce qu’à ce moment-là, Mark Zuckerberg, le fondateur et président de Facebook était à la tribune de l’e-G8, et, comme plusieurs centaines de personnes, j’étais dans la salle. Zuckerberg était là fidèle à l’image qu’on se fait de lui : l’air d’un jeune américain de 27 ans, en jean, t-shirt et basket, transpirant sous les spots et sirotant un soda. Il parlait comme on s’attendait à ce qu’il parle : à la fois humble et sûr de lui, consensuel et énervant. Mais, un passage de son intervention a commencé à me mettre la puce à l’oreille. Zuckerberg s’est lancé dans un développement sur ce qui faisait selon lui les deux composantes de l’ADN de Facebook. Ces deux composantes étant pour lui la technologie et le social. “D’ailleurs a-t-il expliqué, j’ai créé Facebook à Harvard où j’étudiais alors non seulement les sciences computationnelles, l’informatique, mais aussi la psychologie. Facebook c’est cela, c’est de la technologie et une appréhension du social”.
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Image : Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, lors de l’eG8 Forum, photographié par Arash Derambarsh.
Intéressant me dis-je alors, je ne savais pas que Zuckerberg avait étudié la psychologie. Quelques minutes plus tard, les questions sont ouvertes à la salle, et là, il se produit un phénomène surprenant. Sur la demi-douzaine de questions qui lui sont posées, deux abordent la question des affects ; pas ses affects à lui, mais ceux qui sont mobilisés dans la sociabilité à l’œuvre dans Facebook. A ces deux questions Zuckerberg ne sait pas quoi répondre et même, il ne les comprend pas, il dit ne pas les comprendre. Les écrans donnent à voir en gros plan son visage incrédule, mal à l’aise, lui qui jusque-là semblait dérouler sans encombre un discours parfaitement rodé. Mon voisin me montre alors un texto qu’il reçoit à l’instant même, texto dans lequel un correspondant évoque le syndrome d’Asperger pour expliquer la réaction de Zuckerberg. Que Zuckerberg soit atteint de cette maladie associée à l’autisme est à l’évidence impossible, d’ailleurs, je ne crois pas qu’il s’agissait d’une hypothèse sérieuse. En revanche, il y a dans l’appel à la psychopathologie quelque chose d’assez juste. Et c’est là d’où ma théorie tire sa source. Je suis convaincu que quand nous sommes dans Facebook, nous sommes dans l’esprit de Mark Zuckerberg. Je suis convaincu que Mark Zuckerberg a créé Facebook parce qu’il avait besoin de Facebook, et que Facebook est une manifestation technologique de la Psychée de Zuckerberg. Au moment de la sortie de The Social Network, le film de David Fincher retraçant la naissance de Facebook, l’écrivaine britannique Zadie Smith a écrit dans la New York Review of Books un excellent article sur le film, et, au-delà, sur Facebook. Elle concluait son article en expliquant que Facebook, c’était la vision du monde d’un étudiant de Harvard, mais c’était aussi celle de Zuckerberg. Elle rappelait que Facebook était bleu parce que Zuckerberg était daltonien et que pendant longtemps, le site avait porté la mention “a production by Mark Zuckerberg”. Mais on peut aller au-delà ? Cette manière qu’a Facebook de rationaliser les relations sociales (énonciation du statut amoureux, possibilité de sélectionner les relations, division des amitiés en groupe) semble ressortir à la création d’un espace où les angoisses sont à la fois exprimées et subsumées.
C’est pourquoi je pense que l’on a tort quand on envisage Facebook comme un outil et quand on tente de l’analyser avec le seul prisme de la sociologie. Bien sûr, c’est devenu un outil, car d’autres développeurs sont venus ajouter leur savoir-faire au travail de Zuckerberg, et puis les usagers s’en sont emparés d’une manière qui n’avait sans doute pas été imaginée par Zuckerberg (cf. son rôle politique dans les révoltes arabes). Bien sûr Facebook est né dans un contexte sociologique particulier, celui de Harvard, et a emprunté des formes identifiées sociologiquement (celles de la sociabilité des universités américaines d’élite). Certes Facebook est une entreprise dont les développements sont à comprendre en termes économiques. Mais le vrai mystère de Facebook n’est pas là. Le vrai mystère de Facebook est le même que celui qui touche tout chef d’œuvre artistique.
La question : c’est pourquoi 600 millions de personnes se sentent à l’aise dans l’esprit de Mark Zuckerberg ? Pourquoi 600 millions jouissent manifestement d’être dans l’esprit de Mark Zuckerberg ? Cette question, qui peut paraître étrange, est la même que celle qui pose toute grande œuvre d’art. Pourquoi des millions de gens de par le monde ont-ils lu et continue de lire La Recherche du Temps Perdu, alors que s’y déploie dans ses moindres méandres l’esprit de Proust ? Pourquoi des millions de gens ont-ils écouté et continuent d’écouter Mozart alors que s’y épanouit la folie de Mozart ? Cette triangulation miraculeuse entre un génie névrotique, une forme d’expression parfaitement maîtrisée et un public, l’art nous y a habitués. La technologie un peu moins, et c’est pourquoi Facebook nous trouble autant, c’est pourquoi on ne sait pas très bien comment le prendre. Mais c’est peut-être cela Facebook. Un génie névrotique qu’est Mark Zuckerberg, la maîtrise d’une forme d’expression qu’est l’informatique et la rencontre avec ce qu’est un public dans le monde sans frontières qu’est l’Internet. Facebook est bien autre chose qu’un outil ou un phénomène de société : Facebook, c’est le premier chef d’œuvre de l’art numérique.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 29 mai 2011 était consacrée à l’eG8 avec Bernard Benhamou, délégué aux Usages de l’Internet au ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, et au ministère de l’Industrie, avec Divina Frau-Meigs (blog), professeur à la Sorbonne nouvelle, sociologue des médias, qui a publié un ouvrage récent sur Media Matters in the Information Society : towards a human-rights based governance, fruit de ses travaux avec le Conseil de l’europe sur la gouvernance d’internet et Bertrand de La Chapelle, diplomate, directeur des programmes de l’Académie diplomatique internationale, membre du bureau des directeurs de l’ICANN, organisme américain qui gère les noms de domaine.

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