2012/01/23

Le risque de l’idéologie du groupe

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article du New York Times transmis par une aimable correspondante. Il s’intitule : “La domination de la nouvelle idéologie du groupe”, et on le doit à Susan Cain, auteure d’un ouvrage sur la question intitulé Quiet: The Power of Introverts in a World That Can’t Stop Talking (Silence : le pouvoir des introvertis dans un monde qui n’arrête pas de parler).



La solitude n’est plus à la mode, commence Susan Cain. Nos entreprises, nos écoles, notre culture sont esclaves d’une nouvelle idéologie qui postule que la créativité et l’efficacité naissent dans des lieux étrangement grégaires. La plupart d’entre nous travaillent en équipes, dans des open spaces, pour des chefs qui valorisent au-dessus de tout l’intelligence collective. Les génies solitaires sont bannis. Seul vaut le collaboratif.

Mais il y a un problème dans cette manière de voir, considère Susan Cain. Car les recherches montrent que les gens sont plus créatifs quand ils jouissent d’intimité et de tranquillité. Et, selon les travaux de deux psychologues, Mihaly Csikszentmihalyi (Wikipédia) et Gregory Feist, les gens les plus spectaculairement créatifs, dans des champs très différents, sont souvent introvertis – juste assez extravertis pour échanger et avancer des idées, mais ils se considèrent eux-mêmes comme indépendants et individualistes. L’une des explications est que les introvertis sont à l’aise dans le travail solitaire, et que la solitude est un catalyseur de l’innovation. Comme l’explique le grand psychologue Hans Eysenck (Wikipédia), l’introversion favorise la créativité en “concentrant l’esprit sur la tâche en cours, et évitant une dispersion de l’énergie sur les questions sociales et sexuelles sans lien avec le travail”. Le poète anglais William Wordsworth n’écrivit-il pas de Newton “A mind for ever / Voyaging through strange seas of Thought, alone” (”Un esprit à jamais / Voyageant à travers les mers étranges de la pensée, seul”) ?

Culturellement, explique Susan Cain, nous sommes à ce point fasciné par le charisme que nous ignorons la partie silencieuse du processus créatif. Dans le sillage de la mort de Steve Jobs, nous avons vu une profusion de mythologies expliquant le succès d’Apple. La plupart se concentraient sur le magnétisme surnaturel de Steve Jobs et avaient tendance à ignorer l’autre personnage crucial d’Apple : le bon et timide ingénieur, Steve Wozniak, qui travailla seul à une invention chérie, l’ordinateur personnel.
Susan Cain détaille un peu la manière solitaire dont Wozniak a inventé l’ordinateur personnel, mais surtout, elle le cite : “La plupart des inventeurs et des ingénieurs que j’ai rencontrés sont comme moi : ils vivent dans leurs pensées. Ils sont presque comme des artistes. En fait, les meilleurs d’entre eux sont des artistes. Et les artistes travaillent mieux tout seuls. Je vais vous donner un conseil : travaillez tout seul. Pas en groupe. Pas en équipe.”

Et pourtant, poursuit Susan Cain, la nouvelle idéologie du groupe a pris possession de nos lieux de travail. Presque tous les employés américains travaillent en équipe et près de 70 % des lieux de travail sont des open spaces, ce qui correspond, en 30 ans, à une diminution de plus d’un tiers de l’espace moyen alloué à chaque employé. Et Susan Cain de remarquer la même tendance dans les écoles et dans les institutions religieuses.
Pour Susan Cain, une certaine dose de travail d’équipe offre un moyen drôle, stimulant et utile pour échanger des idées, pour transmettre des informations et construire de la confiance. Mais, c’est une chose d’être associé à un groupe dans lequel chaque membre travaille de manière autonome sur sa propre pièce du puzzle, c’en est une autre d’être retenu dans des réunions sans fin et parqués dans des bureaux où rien n’isole des autres.
Une étude publiée sous le nom de The Coding War Games des consultants Tom DeMarco et Timothy Lister a comparé le travail de 600 développeurs de 92 entreprises. L’étude a montré que les gens d’une même entreprise avaient sensiblement les mêmes performances, mais qu’il y avait d’énormes différences entre les entreprises. Et ce qui distinguait les développeurs de ces entreprises n’était pas l’expérience ou le salaire. C’était l’intimité sur le lieu de travail et la tranquillité.

flickrcollaboration
Image : CC. Somewhere Not Here par Mitchell Joyce.

Beaucoup d’études montrent aussi que les sessions de brainstorming sont le pire moyen de stimuler la créativité. Et plus le groupe est élargi, moins les performances sont bonnes. Les raisons à cela : les gens ont tendance à laisser travailler les autres, ils s’imitent instinctivement les uns les autres et oublient leurs propres opinions.
Mais il existe une exception à cela : le brainstorming électronique, où des groupes nombreux peuvent se montrer plus performants que des individus, et où plus le groupe est nombreux, meilleure est la performance. La protection que représente l’écran atténue les problèmes posés par le travail en groupe. C’est pourquoi l’internet a produit de si merveilleux travaux collectifs. Marcel Proust disait de la lecture qu’elle était un “miracle de communication au milieu de la solitude”, et ce que l’internet est aussi. C’est un lieu où l’on peut être seul ensemble – et c’est précisément ce qui lui donne toute sa force.
L’article se prolonge, mais c’est là une conclusion intéressante pour nous.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 21 janvier 2012 était consacrée à J’ai débranché, le nouveau livre de Thierry Crouzet et à la SOPA, la PIPA et l’affaire MegaUpload en compagnie de Maxime Rouquet, coprésident du Parti Pirate français.

No comments: