2012/10/14

L'encre perdue



La lecture de la semaine consiste en des extraits d’un livre qui ont été publié par le quotidien britannique The Guardian (@guardian). Le livre en question s’intitule The Missing Ink : The Lost Art of Handwriting, and Why it Still Matters (L’encre perdue : l’art oublié de l’écriture manuscrite, et pourquoi elle importe encore). L’auteur est un romancier et critique du nom de Philip Hensher (Wikipédia).

“Il y a quelques mois “, raconte Hensher, “j’ai réalisé que je n’avais aucune idée de ce à quoi ressemblait l’écriture manuscrite d’un de mes meilleurs amis. Je le connais depuis 10 ans, mais nous n’avons jamais utilisé l’écriture manuscrite pour communiquer, ni une lettre, ni une carte postale, ni un petit mot. Je ne sais pas si son écriture est droite ou inclinée, italique ou arrondi, élégante ou bâclée. M’a frappé l’évidence que nous étions à un moment de l’Histoire où l’écriture manuscrite semble sur le point de disparaître de nos vies. Elle n’est aujourd’hui qu’une option communicationnelle parmi d’autres, et pas la plus attirante.

Pour chacun d’entre nous, l’acte de tracer à l’encre des formes sur un papier remonte aussi loin que nos souvenirs. Et je crois même n’avoir aucun souvenir de la première fois où je me suis essayé à l’art d’écrire une lettre sur une feuille de papier. Notre écriture, comme nous-mêmes, semble avoir toujours été là. Mais, si nous n’avons aucun souvenir du premier apprentissage de l’écriture, nous avons la mémoire claire de ce qui a suivi : les instructions pour l’améliorer, les suggestions pour en purifier la forme, notre perception de l’écriture des adultes (que je trouvais illisible, mais sans doute à dessein, car je voyais dans les boucles et les tirets impatients de l’écriture adulte une manière secrète et douteuse de communiquer que je maîtriserais un jour). Et puis, il y eut l’envie d’avoir une écriture ressemblant à celle des autres. En général, ça commençait avec une lettre ou un chiffre (faire le 7 à la manière du professeur qu’on admire…). Puis copier l’italique d’un ami élégant, ou rectifier l’apostrophe qui ressemble à celle du voisin détesté.

Ces tentatives de nous modifier en modifiant notre écriture font partie de notre personnalité. De la même manière que les rituels et autres petites conséquences liés à l’écriture avec un stylo. Ainsi la petite bosse calleuse sur le côté de l’index. Ou le mâchonnage du stylo (et même tout ce qu’on pouvait faire avec le morceau de plastique au bout d’un bic). Nos rituels et l’engagement sensoriel avec le stylo nous relient à lui. Ce qui n’est pas le cas avec les manières d’écrire d’aujourd’hui. Comme tout le monde, depuis une vingtaine d’années, j’écris beaucoup sur ordinateur. Et je peux identifier très précisément quand je suis passé du stylo au clavier. C’était en 1987, pour écrire mon PhD à Cambridge. Mais depuis tout ce temps, je n’ai pas identifié de vraies sensations pour cet objet, ne pouvant pas le sucer ou le regarder comme une extension directe de mon être, comme je le fais avec un stylo. Le stylo est avec nous depuis si longtemps qu’il semble presque en vie, comme un doigt supplémentaire. Les autres outils contemporains d’écritures, comme les téléphones, occupent un espace psychologique qui est plus proche du stylo. Il y a dix ans, les gens gardaient leurs téléphones dans leur poche. Aujourd’hui, ils l’ont continuellement à la main, comme un petit animal colérique, qui nous scrute d’un air maussade, et exprime le besoin d’être constamment apaisé. Très clairement, les gens regardent leurs téléphones comme, jusqu’à un certain point, une extension d’eux-mêmes. Et pourtant, nous n’avons pas développé avec eux tous ces petits et plaisants gestes qui sont l’ordinaire de notre rapport au stylo. Si vous aperceviez quelqu’un en train de sucer son téléphone pendant qu’il réfléchit à la prochaine phrase de son texto, vous penseriez qu’il est complètement fou.

Nous avons abandonné l’écriture manuscrite pour quelque chose de plus mécanique, moins distinctement humain, quelque chose qui dit moins sur nous, qui est moins présent dans nos instants de grande joie ou d’émotion profonde. La formation des pensées et du langage écrit avec un stylo, dirigé par une main, pour laisser des marques d’encre sur du papier, a été considéré pendant des siècles, voire des millénaires, comme une expérience fondatrice de l’humanité. Dans le passé, l’écriture manuscrite était considérée comme le signe le plus fort de l’individualité. En 1847, dans un procès, un témoin a certifié sans hésitation qu’une signature était authentique alors qu’il n’avait pas vu cette écriture depuis 63 ans : la cour a accepté son témoignage.

Notre écriture nous ancre dans une culture, elle est témoignage de notre âme et de notre nature profonde, de notre intelligence, de notre grâce, de notre fantaisie. Et pourtant, les plaisirs ordinaires et la dignité de l’écriture manuscrite vont être remplacés pour toujours.”

“Alors que l’écriture manuscrite est bonne pour nous”, selon Hensher. “Elle implique une relation avec le mot qui est de l’ordre du sensuel, de l’immédiat, de l’individuel. Elle ouvre notre personnalité au monde, nous donne les moyens de lire les autres. Par ailleurs, nous gagnons à l’effort qu’elle nécessite et la lenteur qu’elle recèle. De la même manière qu’on ne glisse pas toujours des plats préparés dans notre four à micro-ondes, et qu’il nous arrive, par amour pour ceux que l’on nourrit, de prendre le temps d’éplucher des légumes, de suivre une recette pas à pas. De la même manière qu’on ne prend pas toujours notre voiture, mais qu’on se plaît parfois à marcher vers le lieu où l’on se rend.”

Et Philip Hensher imagine même que c’est par cette voie que l’écriture manuscrite reviendra dans nos vies, comme un plaisir, comme quelque chose qui nous fait du bien, qui est plus humain que d’autres moyens de communication. Elle ne retrouvera jamais la place qu’elle avait en 1850, mais comme la cuisine, comme la promenade, elle trouvera dans nos vies une place dont il sera difficile de la déloger.

Xavier de la Porte

“Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 13 octobre 2012 était consacrée au numérique à Radio France en compagnie de Joël Ronez, directeur des nouveaux médias (@ronez) et à la surabondance de l’information en compagne d’Anaïs Saint-Jude (@anaissaintjude) directrice du programme BiblioTech de l’Université de Stanford (que nous avions déjà croisé à Lift).

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